peau de chagrin champ lexical

Publié le 20 mai 2016 il y a 7A par Anonyme - Fin › 23 mai 2016 dans 7A
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Sujet du devoir

dans le texte peau de chagrin de Balzac, je dois trouver le champ lexical du fantastique, de la réalité, et celui du rêve, du mensonge de l'imaginaire. quelqu’un peut m'aider svp, c'est urgent. 

voici le texte: 

La Peau de chagrin de Balzac 1855

            Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfants qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.

— Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté.

Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves ; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les âmes troublées ; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres ! Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilège des enchantements de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs, et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.

— J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.

— Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.

— Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau.

L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce : — Hé ! monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie ?

Le soupçonneux. Marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parier. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet : — Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ?

L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

— Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous déshonoré ?

— Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

— Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or ? voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?

— Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.

— Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi : — Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

— Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette Peau de Chagrin, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.

— Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.

— Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.

— Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

— J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

— Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

— Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

— L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude :

— Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !

Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

لو ملكتنى ملكت آلكلّ

و لكن عمرك ملكى
واراد الله هكذا
اطلب وستننال مطالبك
و لكن قس مطالبك على عمرك
وهى هاهنا
فبكل مرامك استسنزل ايامك
أتريد فىّ
الله مجيبك

آمين

Ce qui voulait dire en français :

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÈDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA.

DIEU L’A VOULU AINSI.

DÉSIRE, ET TES DÉSIRS SERONT ACCOMPLIS.

MAIS RÈGLE TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LÀ.

À CHAQUE VOULOIR JE DÉCROITRAI COMME TES JOURS.

ME VEUX-TU ?

PRENDS

DIEU T’EXAUCERA.

SOIT !

— Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?

— Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

— Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : — Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…

— Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.

— Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant ! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?

— Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

— Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

— J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

— Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.

            L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria : — Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.

 




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