Identité personnelle sujet

Publié le 21 nov. 2018 il y a 5A par sasa260#2277 - Fin › 23 nov. 2018 dans 5A
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Sujet du devoir

Bonjour, j'ai des question sur le texte: Essais sur l'entendement humain de John Locke ou il nous est demandé de définir la différence entre identité de substance et identité personne mais je n"y arrive pas.

Merci d'avance de votre aide.

Où j'en suis dans mon devoir

Jai cerné ce qu'est l'identité personnelle mais rien du tout pour l'identité de substance 




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Posté le 23 nov. 2018

Locke remet en cause ce dernier postulat : il cherche à penser l’identité personnelle sans recourir à l’idée d’âme ; ce faisant, il est amené à disjoindre ce que Descartes assimile, à savoir les idées de conscience et de substance. Selon Locke, ce qui fait l’unité du sujet, ce n’est pas une substance immatérielle (dont l’existence est d’ailleurs contestable), mais la conscience de soi. Or, la solution lockéenne, qui consiste à « dé-substantialiser » la conscience, pose aussi problème : si la conscience est le principe de l’identité personnelle, étant par nature intermittente, il semble qu’elle ne peut pas suffire à garantir l’unité du sujet.

  1. Critique de la notion d’âme.

Le problème de l’identité personnelle est abordé par Locke au chapitre 27 du Livre II de son Essai sur l’entendement humain. Ce qui caractérise sa démarche, c’est qu’il cherche à comprendre le sujet humain comme un être doté d’une identité personnelle, à partir des seules données de l’expérience, et sans présupposer l’existence d’une âme. L’identité personnelle étant interprétée par Locke en termes de « mêmeté », la question qu’il pose est la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un homme, en dépit des changements divers et variés, qui peuvent l’affecter au cours de sa vie, demeure la « même » personne ? Les Anciens (dont Descartes) avaient une réponse immédiate à cette question : si l’homme reste le « même » au cours de son existence, c’est qu’il a une « âme » ; selon Descartes, celle-ci est une substance immatérielle qui demeure identique à travers les changements ; le sujet étant une chose qui pense, c’est l’âme qui est le support de ses différentes pensées (perceptions, sensations, sentiments, idées, volitions). Or, en tant que philosophe empiriste, Locke rejette cette solution pour deux raisons : d’une part, l’âme est une entité métaphysique à laquelle nous n’avons pas accès par l’expérience ; rien ne peut nous garantir son existence ; d’autre part, selon Locke, une explication plus simple est possible (sans présupposer l’existence d’une entité métaphysique) : par conséquent, le recours à la notion d’âme est non seulement dangereux mais aussi inutile[6]. L’enjeu de la pensée lockéenne consiste donc à interroger l’identité personnelle en faisant l’économie de l’idée d’âme (ou de substance).

  1. Les trois types d’identité.

Avant d’aborder l’identité personnelle, Locke s’interroge sur la notion d’identité en général. Il commence par envisager différents exemples. L’identité d’un atome n’est pas la même que l’identité d’une plante, d’un animal ou d’une personne, car, elle ne fait pas intervenir le même principe d’individuation. Locke distingue ainsi trois types d’identité.

L’existence est le premier principe d’individuation: elle « assigne à un être d’une certaine sorte un temps et un lieu propres, incommunicables à deux êtres du même genre » (§3). Ainsi, pour distinguer deux atomes du même genre, il faut recourir à leur détermination spatio-temporelle : tel atome se distingue de tel autre du même genre, du fait qu’il occupe un certain lieu dans l’espace, à un certain moment dans le temps. L’identité n’est pas fondée ici sur une qualité intrinsèque qui serait spécifique à la nature de l’atome, mais sur des qualités extrinsèques, qu’il a acquises, du fait même qu’il existe. « Un être, c’est un être » (Leibniz). Ce qui vaut pour l’atome vaut aussi pour le corps matériel constitué par un agglomérat d’atomes. Encore faut-il préciser que, si l’on ajoute ou retranche un atome à ce corps, il ne sera plus le même.

Or, si le corps matériel doit rester identique à lui-même (en conservant le même nombre d’atomes), ce n’est pas le cas de la plante ou de l’animal : en tant qu’êtres vivants, ils évoluent au cours de leur existence, dans un flux permanent de matière. De fait, chez les êtres vivants, « la variation de grandes quantités de matière ne modifie pas l’identité : un chêne, jeune plant devenant grand arbre puis arbre élagué, est toujours le même chêne ; et un poulain devenu cheval, parfois gras parfois maigre, est toujours le même cheval » (ibid). Qu’est-ce qui fait donc l’identité d’un être vivant ? Selon Locke, c’est la vie qui est désormais le principe d’individuation : « une plante continue à être la même plante tant qu’elle partage la même vie, même si cette vie est communiquée à de nouvelles particules de matière » (§4). Certes, contrairement au corps matériel qui est inerte, le corps vivant est en devenir : les particules qui le constituent varient. Toutefois, tant qu’il est vivant, ce corps garde une cohésion qui lui est propre : ses divers éléments sont organisés de telle manière que la même vie se propage à travers lui. Or, l’homme étant un être vivant au même titre que les autres, la question se pose de savoir si son identité est réductible à l’identité de son corps organique.

Selon Locke, « ce n’est pas l’idée seule d’être pensant ou rationnel qui constitue l’idée d’homme au sens de la plupart des gens, mais celle d’un corps fait de telle ou telle manière et qui lui est joint » (§8). Par là même, on ne peut pas définir un homme indépendamment de son corps : personne n’irait jusqu’à appeler homme un perroquet qui serait capable de parler et de raisonner. Ainsi, ce qui définit d’abord l’identité de l’homme, ce n’est pas l’âme, mais le corps : Locke prend ici le contre-pied de la thèse traditionnelle (défendue aussi par Descartes). « Si, en effet, l’identité de l’âme faisait à elle seule le même homme, et si rien dans la nature de la matière n’empêchait le même Esprit individuel de s’unir à différents corps, il serait possible que [des] gens d’époques éloignées et de caractères différents aient été le même homme » (§6). Il n’en demeure pas moins que l’identité humaine n’est pas réductible à l’identité du corps. De fait, l’homme a une double identité : s’il a une identité « générique » (dans la mesure où il appartient au genre humain), il a aussi une identité « personnelle » (puisqu’il est différent de ses autres congénères). Par conséquent, le sujet humain est moins « une chose pensante » qu’une « personne ». Or, ce qui fait l’unité de la personne, ce n’est ni l’existence, ni la vie, mais la conscience de soi.

  1. Le sujet comme personne.

 Examinons tout d’abord la définition proposée par Locke de la notion de personne (celle-ci est tenue ici comme équivalente à celle de sujet) :

« [Une personne est] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est en mon sens essentielle (car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit) (§9) ».

On pourrait s’étonner d’une telle définition : aussi précise et rigoureuse soit-elle, elle semble plutôt banale. On dirait, en effet, (du moins en première lecture) que Locke reprend à son compte la définition cartésienne du sujet. En fait, ce n’est pas le cas : loin de souscrire à la définition cartésienne, Locke cherche à l’amender, voire à l’infléchir dans un sens nouveau. Si la thèse qu’il défend (relative au lien étroit entre sujet et conscience) est similaire à celle de Descartes, elle n’a plus du tout le même sens : si c’est la conscience qui fait le sujet, celle-ci n’est plus pensée en termes de substance. La ressemblance entre les deux auteurs n’en est pas moins troublante et ambiguë.

Tout d’abord, suggérant l’idée d’une chose pensante, Locke met l’accent sur l’identité et l’unité de la personne. Si celle-ci est un soi (self), elle reste la même (same), en dépit des divers changements (en particulier, spatio-temporels) qui peuvent l’affecter. Or, cette identité et cette unité, qui caractérisent la personne, ne sont pas le fait d’une substance, qu’elle soit matérielle ou immatérielle : c’est qu’elles sont d’abord l’objet d’une perception par le sujet. Locke évite soigneusement de placer son analyse sur le terrain de l’ontologie : il laisse d’ailleurs de côté « la question de savoir si le même soipersévère dans la même substance ou dans une autre ». Le sujet est une personne si (et seulement si) il se perçoit comme tel. Par une telle définition, aussi minimaliste soit-elle, Locke se démarque nettement de Descartes : il n’a pas besoin de supposer l’existence d’une substance pensante pour expliquer la permanence du sujet à travers le changement ; il lui suffit de montrer que cette permanence est rendue possible par un sentiment intérieur spécifique, qui permet au sujet de s’appréhender lui-même, à savoir la conscience. Au moment même où Locke semble le plus proche de Descartes, il s’en éloigne: la personne n’est pas une « chose pensante », c’est-à-dire une substance qui se maintiendrait, une et identique, malgré les changements qui l’affectent, mais un être qui est seulement capable de se percevoir comme tel.

Il semble, en outre, que Locke critique Descartes en retournant contre celui-ci ses propres armes. De fait, pour réfuter la conception cartésienne du sujet comme substance, il « thématise » explicitement la notion de conscience qui était déjà présente dans le cartésianisme. Si Descartes assimile, voire confond, les notions de pensée et de conscience, Locke, en revanche, les distingue et utilise un terme précis pour les désigner. Pour la première fois, il fait usage du terme de « consciousness » (et non de « conscience » qui a un sens moral) pour désigner le sentiment intérieur par lequel chacun se perçoit comme un soi (self). Le premier traducteur français de Locke (Coste) a d’ailleurs éprouvé des difficultés pour traduire ce terme. Si le mot est nouveau, l’idée est cependant ancienne, à tel point que le texte de Locke apparaît presque comme une paraphrase de celui de Descartes. Si le sujet ne peut pas percevoir sans percevoir en même temps qu’il perçoit, c’est que la conscience est « inséparable » de la pensée : Locke affirme, à l’instar de Descartes, le lien essentiel qui unit la pensée et la conscience. Or, cette reprise du cartésianisme, de nouveau, s’accompagne d’un infléchissement considérable : la notion de conscience chez Locke n’a plus le même statut ; loin d’être une substance, elle désigne le sentiment que le sujet a de lui-même, et qui lui permet, en dépit de la multiplicité des événements psychiques dont il est le siège, de se concevoir comme une (et une seule) personne. Ainsi, selon Locke, l’identité personnelle est fondée sur la conscience de soi : « puisque la conscience accompagne toujours la pensée, puisque c’est ce qui fait de chacun ce qu’il appelle soi, puisque c’est ce qui le distingue de toutes les autres choses pensantes, c’est en elle seule que réside l’identité personnelle, c’est-à-dire le fait pour un être rationnel d’être toujours le même ». Par là même, si le soi est déterminé par la conscience, il est aussi limité par celle-ci, tant en aval, dans la perception présente, qu’en amont, dans le souvenir du passé; c’est que la conscience n’est pas seulement le sentiment intérieur qui accompagne chaque perception ; elle est aussi mémoire : « aussi loin que peut remonter la conscience dans ses pensées et ses actes passés, aussi loin s’étend [l’identité personnelle] ». Est-ce à dire que lorsque nous oublions, nous ne sommes plus les mêmes personnes ? Le rapport entre conscience et identité, loin d’être acquis, se révèle problématique : la conscience suffit-elle à définir l’identité personnelle ?

Conclusion : la thèse soutenue par Locke consiste à affirmer que la conscience est le principe de l’identité personnelle ; si le sujet est une personne, c’est seulement dans la mesure où il est conscient de lui-même. Or, cette thèse n’est pas sans soulever certaines difficultés. D’une part, comment la conscience peut-elle garantir la permanence de la personne à travers le changement, puisqu’elle est par nature intermittente ? D’autre part, à vouloir faire l’économie du concept de substance, Locke aboutit à certains paradoxes qui contribuent à remettre en question l’existence même du « moi ». De fait, si le « moi » n’existe que par le biais de la conscience et à travers elle, il ne peut plus être une réalité absolue. En dernière instance, la question qui se pose est donc la suivante : pour penser l’identité personnelle, peut-on vraiment se passer du concept de substance ?

  1. L’unité du moi en question

a) Peut-on dissocier la personne de l’individu ? En définissant l’identité personnelle par la conscience, Locke est confronté à une première difficulté dont il fait lui-même mention : la conscience est « toujours interrompue par l’oubli ». De fait, selon l’aveu même de Locke, elle n’est pas une réalité invariable et absolue (en d’autres termes, elle n’est pas une substance) : c’est qu’elle est par nature intermittente, et soumise à des variations d’intensité. Un tel état de fait pose problème : lorsque nous oublions ou perdons connaissance, sommes-nous toujours les mêmes individus? Loin de répondre à la question, Locke l’écarte volontairement, car la question qui l’intéresse est la suivante: « Qu’est-ce qui fait la même personne ? ». La thèse qu’il défend est reformulée en ces termes : « puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même à ses propres yeux, l’identité personnelle dépend de cette conscience seule, qu’elle soit annexée à une seule substance individuelle, ou qu’elle ait la possibilité de durer à travers une succession de substances diverses ». Or, cette thèse, loin d’être évidente, n’est pas sans générer certains paradoxes liés, en grande partie, au fait que Locke dissocie la question (substantielle) de l’individu et la question (identitaire) de la personne.

Pour prendre la mesure de la difficulté soulevée, raisonnons à partir d’un exemple. Supposons que j’ai oublié une partie de mon enfance. Celle-ci ne fait donc plus partie de mon identité personnelle, du moins si on accepte la thèse de Locke : l’identité personnelle s’étend aussi loin que s’étend la mémoire du sujet. Si l’adulte que je suis n’est pas la même personne que l’enfant que j’ai été, force est de reconnaître pourtant que nous sommes le même individu : même si je ne me souviens plus de cette période lointaine, et même si mon corps a changé, ce corps est toujours le mien. En ce sens, à supposer qu’il y ait deux personnes distinctes dans le temps, elles ont pourtant « habité » le même corps, c’est-à-dire la même substance matérielle (pour reprendre l’expression de Locke). Est-ce à dire que mon identité personnelle est garantie par la permanence de mon corps ? Locke refuse une telle solution : ce qui définit l’identité personnelle, c’est moins le corps que la conscience ; pour s’en convaincre, supposons que l’on me coupe une main (l’exemple est de Locke lui-même : §11) : si je n’ai plus le même corps (puisqu’il lui manque désormais un membre), je suis pourtant la même personne. S’il est pour le moins paradoxal d’affirmer l’existence de deux personnes dans le même corps, il est aussi paradoxal d’affirmer l’existence d’une personne dans deux corps distincts. Or, ces deux cas sont envisagés par Locke : la thèse qu’il défend prend alors toute sa radicalité. De fait, selon lui, le soi est déterminé exclusivement par l’identité de la conscience. Dès lors, il est possible de concevoir plusieurs personnes dans un même individu (comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde), ou une seule personne dans plusieurs individus. Locke pousse ainsi son raisonnement jusqu’à l’absurde : « Si j’avais la même conscience d’avoir vu l’arche de Noé dans le déluge et d’avoir vu l’inondation de la Tamise l’été dernier, ou d’écrire maintenant, je ne pourrais pas douter que moi qui écris maintenant ceci, qui ai vu la Tamise déborder et qui ai vu l’inondation du déluge, j’étais bien le même moi » (§16).

b) Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? Locke écarte le problème de l’oubli sans pour autant le résoudre. C’est d’autant plus dommageable que celui-ci a des enjeux juridiques et moraux. De fait, si je ne me souviens pas d’un délit que j’ai commis, est-ce à dire que je n’en suis pas responsable ? Il serait difficile de prétendre que je ne suis pas l’auteur de ce délit, sous prétexte que je ne me souviens pas de l’avoir commis. La thèse de Locke, non seulement génère des paradoxes difficiles à surmonter, mais comporte aussi des limites pratiques. Si le soi est déterminé exclusivement par la conscience, alors il est une affaire privée : si je sais qui je suis (dans la mesure où je suis conscient de moi-même), je suis aussi le seul à le savoir, car personne ne peut pas accéder aux données de ma propre conscience. Est-ce à dire que mon identité personnelle est purement subjective? Force est de constater qu’elle ne l’est pas, puisqu’on pourrait m’imputer la responsabilité du délit que j’ai commis, même si je ne m’en souviens pas. C’est que, selon Leibniz, « le témoignage des autres » pourrait remplir le vide de ma mémoire. Par là même, contrairement à ce que Locke affirme, on ne peut pas considérer la conscience comme le seul principe de l’identité personnelle : autrui intervient aussi. La permanence de la personne à travers le changement est donc assurée, non seulement par la mémoire individuelle, mais aussi par la mémoire collective. Si je ne me souviens plus d’avoir commis un délit, le témoignage des autres peut pallier cette défaillance de ma mémoire, en me rappelant ce que j’ai fait. Mon identité personnelle serait donc composée de deux couches juxtaposées : si elle dépend de ma conscience, elle dépend aussi, en partie, du témoignage d’autrui. « Si je venais à oublier toutes les choses passées, et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu’à mon nom et jusqu’à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j’ai gardé mes droits, sans qu’il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même » (ibid). Ainsi, la thèse de Locke doit pouvoir être amendée, sans pour autant réintroduire la notion de substance dans la définition du sujet.

c) Peut-on faire l’expérience du moi ? Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de se passer du concept de substance. En pensant le sujet, non pas comme « chose pensante », mais comme « personne » définie par la seule conscience de soi, Locke rend possible sa dissolution. Certes, la conscience n’est plus substance: elle désigne seulement le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme un « soi ». Toutefois, cette perception de soi est-elle vraiment possible ? Hume affirme :

« Pour ma part, quand je pénètre le plus intiment dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir ».

Si la conscience n’est pas substance, mais intentionnalité (comme le diront Husserl et Sartre), elle désigne un « éclatement » vers l’extérieur : ce dont nous sommes conscients, c’est de la multiplicité des perceptions, et autres événements psychiques, qui nous assaillent à chaque instant. En aucun cas, nous n’avons un accès direct à nous-mêmes : « je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception ». Par conséquent, à supposer qu’il y ait bien un « moi », contrairement à ce qu’affirme Locke,  son identité et son unité ne sont pas données par la conscience : celle-ci est toujours conscience immédiate de quelque chose d’autre. Par là même, selon Hume, il n’est pas possible d’accéder au « moi » indépendamment des perceptions, diverses et variées, qui constituent la matière du flux de conscience. Le « moi », dans la mesure où il dépend de la conscience, n’a donc ni unité ni permanence : il n’est rien d’autre, selon Hume, qu’ « un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et dans un mouvement perpétuels ». Cet éclatement du « moi » a été permis par la démarche de Locke qui a consisté à « dé-substantialiser » le sujet : Hume ne fait que tirer les conséquences qui en découlent, en radicalisant son orientation anti-substantialiste.

Conclusion : la conscience joue un rôle primordial dans la constitution de notre subjectivité ; d’une part, parce qu’elle permet (du moins, dans une certaine mesure) au sujet de se connaître ; d’autre part, parce qu’elle est le principe sur lequel repose, en grande partie, son identité personnelle. Néanmoins, elle comporte des limites (nous allons le voir dans la deuxième partie) : tout d’abord, la conscience de soi n’est pas nécessairement une connaissance de soi ; le sujet n’est pas d’emblée transparent à lui-même ; en outre, étant intermittente, et soumise à des interruptions, elle ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement. En cherchant à faire l’économie du concept de substance, Locke place l’identité personnelle, ni dans l’âme, ni dans le corps, mais dans la conscience du sujet. Il n’en demeure pas moins que la conscience, étant par nature intermittente, ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement : pour remédier aux défaillances de sa propre conscience, et retrouver ainsi son identité personnelle, le sujet doit recourir au témoignage d’autrui. En outre, à définir l’identité personnelle exclusivement par la conscience de soi, le risque est de voir le sujet se dissoudre : il semble, en effet, que nous n’ayons pas un accès direct à notre « moi ». Or, si Locke renouvelle la pensée du sujet, il n’en est pas moins fidèle à Descartes, en ce qu’il réduit la vie psychique à la conscience. Certes, il ne pense plus la conscience en termes de substance : celle-ci désigne désormais le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme une personne. Toutefois, s’il ne confond pas les notions de pensée et de conscience, il continue à les assimiler : toute pensée serait nécessairement consciente, « car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit ». Ainsi, Locke a remis en question l’interprétation cartésienne de la conscience comme substance, sans pour autant s’attaquer à son postulat fondamental. Or, celui-ci est loin d’être évident : il faut donc s’interroger pour savoir si notre vie psychique excède la conscience que nous en avons. Si c’est le cas, le sujet comme être transparent à lui-même et libre n’est-il pas une illusion ?

[1] Cf. par exemple, Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, préface.

[2] Cet aspect dialogique de la pensée apparaît aussi chez Alain (Propos sur les pouvoirs, §139 : « penser, c’est dire non »).

[3] Cf. Kant, Logique, Introduction, VII : « La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance c’est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c’est si ma connaissance de l’objet s’accorde avec ma connaissance de l’objet » (p.54)

[4] Méditation quatrième (GF Flammarion, éd. M. et J.-M. Beyssade,1992, p.143) ; nous soulignons. Ce thème sera repris plus tard dans la deuxième partie.

[5] En particulier, PBM, §17.

[6] Cf. la règle du rasoir d’Occam : « On ne doit pas admettre plus d’entités que ce qui est absolument nécessaire » (Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem).

 
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Posté le 23 nov. 2018

Locke cherche à penser l’identité personnelle sans recourir à l’idée d’âme

 Ce qui fait l’unité du sujet, ce n’est pas une substance immatérielle (dont l’existence est d’ailleurs contestable), mais la conscience de soi.

Or, la solution lockéenne, qui consiste à « dé-substantialiser » la conscience, pose aussi problème : si la conscience est le principe de l’identité personnelle, étant par nature intermittente, il semble qu’elle ne peut pas suffire à garantir l’unité du sujet.

  1. Critique de la notion d’âme.

Le problème de l’identité personnelle est abordé par Locke au chapitre 27 du Livre II de son Essai sur l’entendement humain. Ce qui caractérise sa démarche, c’est qu’il cherche à comprendre le sujet humain comme un être doté d’une identité personnelle, à partir des seules données de l’expérience, et sans présupposer l’existence d’une âme. L’identité personnelle étant interprétée par Locke en termes de « mêmeté », la question qu’il pose est la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un homme, en dépit des changements divers et variés, qui peuvent l’affecter au cours de sa vie, demeure la « même » personne ? Les Anciens (dont Descartes) avaient une réponse immédiate à cette question : si l’homme reste le « même » au cours de son existence, c’est qu’il a une « âme » ; selon Descartes, celle-ci est une substance immatérielle qui demeure identique à travers les changements ; le sujet étant une chose qui pense, c’est l’âme qui est le support de ses différentes pensées (perceptions, sensations, sentiments, idées, volitions). Or, en tant que philosophe empiriste, Locke rejette cette solution pour deux raisons : d’une part, l’âme est une entité métaphysique à laquelle nous n’avons pas accès par l’expérience ; rien ne peut nous garantir son existence ; d’autre part, selon Locke, une explication plus simple est possible (sans présupposer l’existence d’une entité métaphysique) : par conséquent, le recours à la notion d’âme est non seulement dangereux mais aussi inutile[6]. L’enjeu de la pensée lockéenne consiste donc à interroger l’identité personnelle en faisant l’économie de l’idée d’âme (ou de substance).

  1. Les trois types d’identité.

Avant d’aborder l’identité personnelle, Locke s’interroge sur la notion d’identité en général. Il commence par envisager différents exemples. L’identité d’un atome n’est pas la même que l’identité d’une plante, d’un animal ou d’une personne, car, elle ne fait pas intervenir le même principe d’individuation. Locke distingue ainsi trois types d’identité.

L’existence est le premier principe d’individuation: elle « assigne à un être d’une certaine sorte un temps et un lieu propres, incommunicables à deux êtres du même genre » (§3). Ainsi, pour distinguer deux atomes du même genre, il faut recourir à leur détermination spatio-temporelle : tel atome se distingue de tel autre du même genre, du fait qu’il occupe un certain lieu dans l’espace, à un certain moment dans le temps. L’identité n’est pas fondée ici sur une qualité intrinsèque qui serait spécifique à la nature de l’atome, mais sur des qualités extrinsèques, qu’il a acquises, du fait même qu’il existe. « Un être, c’est un être » (Leibniz). Ce qui vaut pour l’atome vaut aussi pour le corps matériel constitué par un agglomérat d’atomes. Encore faut-il préciser que, si l’on ajoute ou retranche un atome à ce corps, il ne sera plus le même.

Or, si le corps matériel doit rester identique à lui-même (en conservant le même nombre d’atomes), ce n’est pas le cas de la plante ou de l’animal : en tant qu’êtres vivants, ils évoluent au cours de leur existence, dans un flux permanent de matière. De fait, chez les êtres vivants, « la variation de grandes quantités de matière ne modifie pas l’identité : un chêne, jeune plant devenant grand arbre puis arbre élagué, est toujours le même chêne ; et un poulain devenu cheval, parfois gras parfois maigre, est toujours le même cheval » (ibid). Qu’est-ce qui fait donc l’identité d’un être vivant ? Selon Locke, c’est la vie qui est désormais le principe d’individuation : « une plante continue à être la même plante tant qu’elle partage la même vie, même si cette vie est communiquée à de nouvelles particules de matière » (§4). Certes, contrairement au corps matériel qui est inerte, le corps vivant est en devenir : les particules qui le constituent varient. Toutefois, tant qu’il est vivant, ce corps garde une cohésion qui lui est propre : ses divers éléments sont organisés de telle manière que la même vie se propage à travers lui. Or, l’homme étant un être vivant au même titre que les autres, la question se pose de savoir si son identité est réductible à l’identité de son corps organique.

Selon Locke, « ce n’est pas l’idée seule d’être pensant ou rationnel qui constitue l’idée d’homme au sens de la plupart des gens, mais celle d’un corps fait de telle ou telle manière et qui lui est joint » (§8). Par là même, on ne peut pas définir un homme indépendamment de son corps : personne n’irait jusqu’à appeler homme un perroquet qui serait capable de parler et de raisonner. Ainsi, ce qui définit d’abord l’identité de l’homme, ce n’est pas l’âme, mais le corps : Locke prend ici le contre-pied de la thèse traditionnelle (défendue aussi par Descartes). « Si, en effet, l’identité de l’âme faisait à elle seule le même homme, et si rien dans la nature de la matière n’empêchait le même Esprit individuel de s’unir à différents corps, il serait possible que [des] gens d’époques éloignées et de caractères différents aient été le même homme » (§6). Il n’en demeure pas moins que l’identité humaine n’est pas réductible à l’identité du corps. De fait, l’homme a une double identité : s’il a une identité « générique » (dans la mesure où il appartient au genre humain), il a aussi une identité « personnelle » (puisqu’il est différent de ses autres congénères). Par conséquent, le sujet humain est moins « une chose pensante » qu’une « personne ». Or, ce qui fait l’unité de la personne, ce n’est ni l’existence, ni la vie, mais la conscience de soi.

  1. Le sujet comme personne.

 Examinons tout d’abord la définition proposée par Locke de la notion de personne (celle-ci est tenue ici comme équivalente à celle de sujet) :

« [Une personne est] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est en mon sens essentielle (car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit) (§9) ».

On pourrait s’étonner d’une telle définition : aussi précise et rigoureuse soit-elle, elle semble plutôt banale. On dirait, en effet, (du moins en première lecture) que Locke reprend à son compte la définition cartésienne du sujet. En fait, ce n’est pas le cas : loin de souscrire à la définition cartésienne, Locke cherche à l’amender, voire à l’infléchir dans un sens nouveau. Si la thèse qu’il défend (relative au lien étroit entre sujet et conscience) est similaire à celle de Descartes, elle n’a plus du tout le même sens : si c’est la conscience qui fait le sujet, celle-ci n’est plus pensée en termes de substance. La ressemblance entre les deux auteurs n’en est pas moins troublante et ambiguë.

Tout d’abord, suggérant l’idée d’une chose pensante, Locke met l’accent sur l’identité et l’unité de la personne. Si celle-ci est un soi (self), elle reste la même (same), en dépit des divers changements (en particulier, spatio-temporels) qui peuvent l’affecter. Or, cette identité et cette unité, qui caractérisent la personne, ne sont pas le fait d’une substance, qu’elle soit matérielle ou immatérielle : c’est qu’elles sont d’abord l’objet d’une perception par le sujet. Locke évite soigneusement de placer son analyse sur le terrain de l’ontologie : il laisse d’ailleurs de côté « la question de savoir si le même soipersévère dans la même substance ou dans une autre ». Le sujet est une personne si (et seulement si) il se perçoit comme tel. Par une telle définition, aussi minimaliste soit-elle, Locke se démarque nettement de Descartes : il n’a pas besoin de supposer l’existence d’une substance pensante pour expliquer la permanence du sujet à travers le changement ; il lui suffit de montrer que cette permanence est rendue possible par un sentiment intérieur spécifique, qui permet au sujet de s’appréhender lui-même, à savoir la conscience. Au moment même où Locke semble le plus proche de Descartes, il s’en éloigne: la personne n’est pas une « chose pensante », c’est-à-dire une substance qui se maintiendrait, une et identique, malgré les changements qui l’affectent, mais un être qui est seulement capable de se percevoir comme tel.

Il semble, en outre, que Locke critique Descartes en retournant contre celui-ci ses propres armes. De fait, pour réfuter la conception cartésienne du sujet comme substance, il « thématise » explicitement la notion de conscience qui était déjà présente dans le cartésianisme. Si Descartes assimile, voire confond, les notions de pensée et de conscience, Locke, en revanche, les distingue et utilise un terme précis pour les désigner. Pour la première fois, il fait usage du terme de « consciousness » (et non de « conscience » qui a un sens moral) pour désigner le sentiment intérieur par lequel chacun se perçoit comme un soi (self). Le premier traducteur français de Locke (Coste) a d’ailleurs éprouvé des difficultés pour traduire ce terme. Si le mot est nouveau, l’idée est cependant ancienne, à tel point que le texte de Locke apparaît presque comme une paraphrase de celui de Descartes. Si le sujet ne peut pas percevoir sans percevoir en même temps qu’il perçoit, c’est que la conscience est « inséparable » de la pensée : Locke affirme, à l’instar de Descartes, le lien essentiel qui unit la pensée et la conscience. Or, cette reprise du cartésianisme, de nouveau, s’accompagne d’un infléchissement considérable : la notion de conscience chez Locke n’a plus le même statut ; loin d’être une substance, elle désigne le sentiment que le sujet a de lui-même, et qui lui permet, en dépit de la multiplicité des événements psychiques dont il est le siège, de se concevoir comme une (et une seule) personne. Ainsi, selon Locke, l’identité personnelle est fondée sur la conscience de soi : « puisque la conscience accompagne toujours la pensée, puisque c’est ce qui fait de chacun ce qu’il appelle soi, puisque c’est ce qui le distingue de toutes les autres choses pensantes, c’est en elle seule que réside l’identité personnelle, c’est-à-dire le fait pour un être rationnel d’être toujours le même ». Par là même, si le soi est déterminé par la conscience, il est aussi limité par celle-ci, tant en aval, dans la perception présente, qu’en amont, dans le souvenir du passé; c’est que la conscience n’est pas seulement le sentiment intérieur qui accompagne chaque perception ; elle est aussi mémoire : « aussi loin que peut remonter la conscience dans ses pensées et ses actes passés, aussi loin s’étend [l’identité personnelle] ». Est-ce à dire que lorsque nous oublions, nous ne sommes plus les mêmes personnes ? Le rapport entre conscience et identité, loin d’être acquis, se révèle problématique : la conscience suffit-elle à définir l’identité personnelle ?

Conclusion : la thèse soutenue par Locke consiste à affirmer que la conscience est le principe de l’identité personnelle ; si le sujet est une personne, c’est seulement dans la mesure où il est conscient de lui-même. Or, cette thèse n’est pas sans soulever certaines difficultés. D’une part, comment la conscience peut-elle garantir la permanence de la personne à travers le changement, puisqu’elle est par nature intermittente ? D’autre part, à vouloir faire l’économie du concept de substance, Locke aboutit à certains paradoxes qui contribuent à remettre en question l’existence même du « moi ». De fait, si le « moi » n’existe que par le biais de la conscience et à travers elle, il ne peut plus être une réalité absolue. En dernière instance, la question qui se pose est donc la suivante : pour penser l’identité personnelle, peut-on vraiment se passer du concept de substance ?

  1. L’unité du moi en question

a) Peut-on dissocier la personne de l’individu ? En définissant l’identité personnelle par la conscience, Locke est confronté à une première difficulté dont il fait lui-même mention : la conscience est « toujours interrompue par l’oubli ». De fait, selon l’aveu même de Locke, elle n’est pas une réalité invariable et absolue (en d’autres termes, elle n’est pas une substance) : c’est qu’elle est par nature intermittente, et soumise à des variations d’intensité. Un tel état de fait pose problème : lorsque nous oublions ou perdons connaissance, sommes-nous toujours les mêmes individus? Loin de répondre à la question, Locke l’écarte volontairement, car la question qui l’intéresse est la suivante: « Qu’est-ce qui fait la même personne ? ». La thèse qu’il défend est reformulée en ces termes : « puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même à ses propres yeux, l’identité personnelle dépend de cette conscience seule, qu’elle soit annexée à une seule substance individuelle, ou qu’elle ait la possibilité de durer à travers une succession de substances diverses ». Or, cette thèse, loin d’être évidente, n’est pas sans générer certains paradoxes liés, en grande partie, au fait que Locke dissocie la question (substantielle) de l’individu et la question (identitaire) de la personne.

Pour prendre la mesure de la difficulté soulevée, raisonnons à partir d’un exemple. Supposons que j’ai oublié une partie de mon enfance. Celle-ci ne fait donc plus partie de mon identité personnelle, du moins si on accepte la thèse de Locke : l’identité personnelle s’étend aussi loin que s’étend la mémoire du sujet. Si l’adulte que je suis n’est pas la même personne que l’enfant que j’ai été, force est de reconnaître pourtant que nous sommes le même individu : même si je ne me souviens plus de cette période lointaine, et même si mon corps a changé, ce corps est toujours le mien. En ce sens, à supposer qu’il y ait deux personnes distinctes dans le temps, elles ont pourtant « habité » le même corps, c’est-à-dire la même substance matérielle (pour reprendre l’expression de Locke). Est-ce à dire que mon identité personnelle est garantie par la permanence de mon corps ? Locke refuse une telle solution : ce qui définit l’identité personnelle, c’est moins le corps que la conscience ; pour s’en convaincre, supposons que l’on me coupe une main (l’exemple est de Locke lui-même : §11) : si je n’ai plus le même corps (puisqu’il lui manque désormais un membre), je suis pourtant la même personne. S’il est pour le moins paradoxal d’affirmer l’existence de deux personnes dans le même corps, il est aussi paradoxal d’affirmer l’existence d’une personne dans deux corps distincts. Or, ces deux cas sont envisagés par Locke : la thèse qu’il défend prend alors toute sa radicalité. De fait, selon lui, le soi est déterminé exclusivement par l’identité de la conscience. Dès lors, il est possible de concevoir plusieurs personnes dans un même individu (comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde), ou une seule personne dans plusieurs individus. Locke pousse ainsi son raisonnement jusqu’à l’absurde : « Si j’avais la même conscience d’avoir vu l’arche de Noé dans le déluge et d’avoir vu l’inondation de la Tamise l’été dernier, ou d’écrire maintenant, je ne pourrais pas douter que moi qui écris maintenant ceci, qui ai vu la Tamise déborder et qui ai vu l’inondation du déluge, j’étais bien le même moi » (§16).

b) Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? Locke écarte le problème de l’oubli sans pour autant le résoudre. C’est d’autant plus dommageable que celui-ci a des enjeux juridiques et moraux. De fait, si je ne me souviens pas d’un délit que j’ai commis, est-ce à dire que je n’en suis pas responsable ? Il serait difficile de prétendre que je ne suis pas l’auteur de ce délit, sous prétexte que je ne me souviens pas de l’avoir commis. La thèse de Locke, non seulement génère des paradoxes difficiles à surmonter, mais comporte aussi des limites pratiques. Si le soi est déterminé exclusivement par la conscience, alors il est une affaire privée : si je sais qui je suis (dans la mesure où je suis conscient de moi-même), je suis aussi le seul à le savoir, car personne ne peut pas accéder aux données de ma propre conscience. Est-ce à dire que mon identité personnelle est purement subjective? Force est de constater qu’elle ne l’est pas, puisqu’on pourrait m’imputer la responsabilité du délit que j’ai commis, même si je ne m’en souviens pas. C’est que, selon Leibniz, « le témoignage des autres » pourrait remplir le vide de ma mémoire. Par là même, contrairement à ce que Locke affirme, on ne peut pas considérer la conscience comme le seul principe de l’identité personnelle : autrui intervient aussi. La permanence de la personne à travers le changement est donc assurée, non seulement par la mémoire individuelle, mais aussi par la mémoire collective. Si je ne me souviens plus d’avoir commis un délit, le témoignage des autres peut pallier cette défaillance de ma mémoire, en me rappelant ce que j’ai fait. Mon identité personnelle serait donc composée de deux couches juxtaposées : si elle dépend de ma conscience, elle dépend aussi, en partie, du témoignage d’autrui. « Si je venais à oublier toutes les choses passées, et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu’à mon nom et jusqu’à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j’ai gardé mes droits, sans qu’il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même » (ibid). Ainsi, la thèse de Locke doit pouvoir être amendée, sans pour autant réintroduire la notion de substance dans la définition du sujet.

c) Peut-on faire l’expérience du moi ? Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de se passer du concept de substance. En pensant le sujet, non pas comme « chose pensante », mais comme « personne » définie par la seule conscience de soi, Locke rend possible sa dissolution. Certes, la conscience n’est plus substance: elle désigne seulement le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme un « soi ». Toutefois, cette perception de soi est-elle vraiment possible ? Hume affirme :

« Pour ma part, quand je pénètre le plus intiment dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir ».

Si la conscience n’est pas substance, mais intentionnalité (comme le diront Husserl et Sartre), elle désigne un « éclatement » vers l’extérieur : ce dont nous sommes conscients, c’est de la multiplicité des perceptions, et autres événements psychiques, qui nous assaillent à chaque instant. En aucun cas, nous n’avons un accès direct à nous-mêmes : « je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception ». Par conséquent, à supposer qu’il y ait bien un « moi », contrairement à ce qu’affirme Locke,  son identité et son unité ne sont pas données par la conscience : celle-ci est toujours conscience immédiate de quelque chose d’autre. Par là même, selon Hume, il n’est pas possible d’accéder au « moi » indépendamment des perceptions, diverses et variées, qui constituent la matière du flux de conscience. Le « moi », dans la mesure où il dépend de la conscience, n’a donc ni unité ni permanence : il n’est rien d’autre, selon Hume, qu’ « un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et dans un mouvement perpétuels ». Cet éclatement du « moi » a été permis par la démarche de Locke qui a consisté à « dé-substantialiser » le sujet : Hume ne fait que tirer les conséquences qui en découlent, en radicalisant son orientation anti-substantialiste.

Conclusion : la conscience joue un rôle primordial dans la constitution de notre subjectivité ; d’une part, parce qu’elle permet (du moins, dans une certaine mesure) au sujet de se connaître ; d’autre part, parce qu’elle est le principe sur lequel repose, en grande partie, son identité personnelle. Néanmoins, elle comporte des limites (nous allons le voir dans la deuxième partie) : tout d’abord, la conscience de soi n’est pas nécessairement une connaissance de soi ; le sujet n’est pas d’emblée transparent à lui-même ; en outre, étant intermittente, et soumise à des interruptions, elle ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement. En cherchant à faire l’économie du concept de substance, Locke place l’identité personnelle, ni dans l’âme, ni dans le corps, mais dans la conscience du sujet. Il n’en demeure pas moins que la conscience, étant par nature intermittente, ne peut pas suffire à garantir la permanence de la personne à travers le changement : pour remédier aux défaillances de sa propre conscience, et retrouver ainsi son identité personnelle, le sujet doit recourir au témoignage d’autrui. En outre, à définir l’identité personnelle exclusivement par la conscience de soi, le risque est de voir le sujet se dissoudre : il semble, en effet, que nous n’ayons pas un accès direct à notre « moi ». Or, si Locke renouvelle la pensée du sujet, il n’en est pas moins fidèle à Descartes, en ce qu’il réduit la vie psychique à la conscience. Certes, il ne pense plus la conscience en termes de substance : celle-ci désigne désormais le sentiment intérieur par lequel le sujet se perçoit comme une personne. Toutefois, s’il ne confond pas les notions de pensée et de conscience, il continue à les assimiler : toute pensée serait nécessairement consciente, « car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit ». Ainsi, Locke a remis en question l’interprétation cartésienne de la conscience comme substance, sans pour autant s’attaquer à son postulat fondamental. Or, celui-ci est loin d’être évident : il faut donc s’interroger pour savoir si notre vie psychique excède la conscience que nous en avons. Si c’est le cas, le sujet comme être transparent à lui-même et libre n’est-il pas une illusion ?

[1] Cf. par exemple, Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, préface.

[2] Cet aspect dialogique de la pensée apparaît aussi chez Alain (Propos sur les pouvoirs, §139 : « penser, c’est dire non »).

[3] Cf. Kant, Logique, Introduction, VII : « La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance c’est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c’est si ma connaissance de l’objet s’accorde avec ma connaissance de l’objet » (p.54)

[4] Méditation quatrième (GF Flammarion, éd. M. et J.-M. Beyssade,1992, p.143) ; nous soulignons. Ce thème sera repris plus tard dans la deuxième partie.

[5] En particulier, PBM, §17.

[6] Cf. la règle du rasoir d’Occam : « On ne doit pas admettre plus d’entités que ce qui est absolument nécessaire » (Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem).

 
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