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Sujet du devoir
- Jean-Paul Sartre
- La p... respectueuse
- PIÈCE EN UN ACTE ET DEUX TABLEAUX
- suivi de
- Morts sans sépulture
- PIÈCE EN DEUX ACTES ET QUATRE TABLEAUX
- Gallimard
- A Michel et à Zette Leiris La p... respectueuse
- PERSONNAGES
- LIZZIE Héléna Bossis
- FRED Yves Vincent LE SÉNATEURRobert Moor
- LE NÈGRE
- JOHN
- JAMES
- Habib Benglia Roland Bailly Maik
- Plusieurs hommes :
- 1er HOMME Eugène Durand 2e HOMME Michel Jourdan
- PREMIER TABLEAU
- Une chambre dans une ville américaine du Sud. Murs blancs. Un divan. A droite, une fenêtre, à gauche, une porte (salle de bains). Au fond, une petite antichambre donnant sur la porte d'entrée.
- SCÈNE I
- LIZZIE, puis LE NÈGRE.
- Avant que le rideau se lève, bruit de tempête sur la scène. Lizzie est seule, en bras de chemise, elle manœuvre l'aspirateur. On sonne. Elle hésite, regarde vers la porte de la salle de bains. On sonne à nouveau. Elle arrête l'aspirateur et va entrouvrir la porte de la salle de bains.
- LIZZIE, à mi-voix.
- On sonne, ne te montre pas. (Elle va ouvrir. Le nègre apparaît dans le cadre de la porte. C'est un gros et grand nègre à cheveux blancs. Il se
- tient raide.) Qu'est-ce que c'est ? Vous devez vous tromper d'adresse. (Un temps.) Mais qu'est-ce que vous voulez ? Parlez donc.
- LE NÈGRE, suppliant.
- S'il vous plaît, madame, s'il vous plaît.
- LIZZIE
- De quoi ? (Elle le regarde mieux.) Attends. C'est toi qui étais dans le train ? Tu as pu leur échapper ? Comment as-tu trouvé mon adresse ?
- LE NÈGRE
- Je l'ai cherchée, madame, je l'ai cherchée partout. (Il fait un geste pour entrer.) S'il vous plaît !
- LIZZIE
- N'entre pas. J'ai quelqu'un. Mais qu'est-ce que tu veux ?
- LE NÈGRE
- S'il vous plaît.
- LIZZIE
- Mais quoi ? quoi ? tu veux de l'argent ?
- LE NÈGRE
- Non, madame. (Un temps.) S'il vous plaît, dites-lui que je n'ai rien fait.
- LIZZIE
- A qui ?
- LE NÈGRE
- Au juge. Dites-le-lui, madame. S'il vous plaît, dites-le-lui.
- LIZZIE
- Je ne dirai rien du tout.
- LE NÈGRE
- S'il vous plaît.
- LIZZIE
- Rien du tout. J'ai assez d'embêtements dans ma propre vie, je ne veux pas m'appuyer ceux des autres. Va-t'en.
- LE NÈGRE
- Vous savez que je n'ai rien fait. Est-ce que j'ai fait quelque chose ?
- LIZZIE
- Tu n'as rien fait. Mais je n'irai pas chez le juge. Les juges et les flics, je les rends par les trous de nez.
- LE NÈGRE
- J'ai quitté ma femme et mes enfants, j'ai tourné en rond toute la nuit. Je n'en peux plus.
- LIZZIE
- Quitte la ville.
- LE NÈGRE
- Ils guettent dans les gares.
- LIZZIE
- Qui est-ce qui guette ?
- LE NÈGRE
- Les blancs.
- LIZZIE
- Quels blancs ?
- LE NÈGRE
- Tous les blancs. Vous n'êtes pas sortie ce matin ?
- LIZZIE
- Non.
- LE NÈGRE
- Il y a beaucoup de gens dans les rues. Des jeunes et des vieux ; ils s'abordent sans se connaître.
- LIZZIE
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- LE NÈGRE
- Ça veut dire qu'il ne me reste plus qu'à courir en rond jusqu'à ce qu'ils m'attrapent. Quand des blancs qui ne se connaissent pas se mettent à parler entre eux, il y a un nègre qui va mourir. (Un temps.) Dites que je n'ai rien fait, madame. Dites-le au juge ; dites-le aux gens du journal. Peut- être qu'ils l'imprimeront. Dites-le, madame, dites-le ! dites-le !
- LIZZIE
- Ne crie pas. J'ai quelqu'un. (Un temps.) Pour le journal, n'y compte pas. C'est pas le moment de me faire remarquer. (Un temps.) S'ils me forcent à témoigner, je te promets de leur dire la vérité.
- LE NÈGRE
- Vous leur direz que je n'ai rien fait ?
- LIZZIE
- Je leur dirai.
- LE NÈGRE
- Vous me le jurez, madame ?
- LIZZIE Oui, oui.
- LE NÈGRE
- Sur le bon Dieu qui nous voit ?
- LIZZIE
- Oh ! va te faire foutre. Je te le promets, ça doit te suffire. (Un temps.) Mais va-t'en ! Va-t'en donc !
- LE NÈGRE, brusquement. S'il vous plaît, cachez-moi.
- LIZZIE
- Te cacher ? LE NÈGRE
- Vous ne voulez pas, madame ? Vous ne voulez pas ?
- LIZZIE
- Te cacher ! Moi ? Tiens. (Elle lui claque la porte au nez.) Pas d'histoires. (Elle se tourne vers la salle de bains.) Tu peux sortir. Fred sort en bras de chemise, sans col ni cravate.
- SCÈNE II
- LIZZIE, FRED. FRED
- Qu'est-ce que c'était ?
- LIZZIE
- C'était rien.
- FRED
- Je croyais que c'était la police.
- LIZZIE
- La police ? Tu as quelque chose à faire avec la police ?
- FRED
- Moi, non. Je croyais que c'était pour toi.
- LIZZIE, offensée.
- Dis donc ! Je n'ai jamais pris un sou à personne !
- FRED
- Et tu n'as jamais eu affaire à la police ?
- LIZZIE
- Pas pour des vols, en tout cas.
- Elle s'active avec l'aspirateur. Bruit de tempête.
- FRED, agacé par le bruit. Ha!
- LIZZIE, criant pour se faire entendre. Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri ?
- FRED, criant.
- Tu me casses les oreilles.
- LIZZIE, criant.
- J'ai bientôt fini. (Un temps.) Je suis comme ça.
- FRED, criant. Comment ?
- LIZZIE, criant.
- Je te dis que je suis comme ça.
- FRED, criant. Comme quoi ?
- LIZZIE, criant.
- Comme ça. Le lendemain matin, c'est plus fort que moi : il faut que je prenne un bain et que je passe l'aspirateur.
- Elle abandonne l'aspirateur. FRED, désignant le lit.
- Pendant que tu y es, couvre ça.
- LIZZIE
- Quoi ?
- FRED
- Le lit. Je te dis de le couvrir. Ça sent le péché.
- LIZZIE
- Le péché ? Où vas-tu chercher ce que tu dis ? Tu es pasteur ?
- FRED
- Non. Pourquoi ?
- LIZZIE
- Tu parles comme la Bible. (Elle le regarde.) Non, tu n'es pas pasteur : tu te soignes trop. Fais voir tes bagues. (Avec admiration.) Oh, dis donc ! dis donc ! Tu es riche ?
- FRED
- Oui.
- LIZZIE
- Très riche ?
- FRED
- Très.
- LIZZIE
- Tant mieux. (Elle lui met les bras autour du cou et lui tend ses lèvres.) Je trouve que c'est mieux pour un homme, d'être riche, ça donne confiance.
- Il hésite à l'embrasser puis se détourne.
- FRED Couvre le lit.
- LIZZIE
- Bon. Bon, bon ! Je vais le couvrir. (Elle le couvre et rit toute seule.) « Ça sent le péché ! » J'aurais pas trouvé ça. Dis donc, c'est ton péché, mon chéri. (Geste de Fred.) Oui, oui : c'est le mien aussi. Mais j'en ai tant sur la conscience... (Elle s'assied sur le lit et force Fred à s'asseoir près d'elle.) Viens. Viens t'asseoir sur notre péché. C'était un beau péché, hein ? Un péché mignon. (Elle rit.) Mais ne baisse pas les yeux. Est-ce que je te fais peur ? (Fred la serre brutalement contre lui.) Tu me fais mal ! Tu me fais mal ! (Il la lâche.) Drôle de pistolet ! Tu n'as pas l'air bon. (Un temps.) Dis-moi ton petit nom. Tu ne veux pas ? Ça me gêne, tu sais, de ne pas savoir ton petit nom. Ça sera bien la première fois. Le nom de famille, c'est bien rare s'ils le disent, et je les comprends. Mais le petit nom ! Comment veux-tu que je vous distingue les uns des autres si je ne sais pas vos petits noms. Dis-le-moi, mon chéri ?
- FRED
- Non.
- LIZZIE
- Alors, tu seras Monsieur sans nom. (Elle se lève.) Attends. Je vais finir de ranger. (Elle déplace quelques objets.) Là. Là. Tout est en ordre. Les chaises en rond autour de la table : c'est plus distingué. Tu ne connais pas un marchand de gravures ? Je voudrais mettre des images au mur. J'en ai une dans ma malle, une belle. La Cruche cassée, ça s'appelle ; on voit une jeune fille ; elle a cassé sa cruche, la pauvre. C'est français.
- FRED
- Quelle cruche ?
- LIZZIE
- Je ne sais pas, moi : sa cruche. Elle devait avoir une cruche. Je voudrais une vieille grand-mère pour lui faire pendant. Elle tricoterait ou elle raconterait une histoire à ses petits-enfants. Ah ! je vais tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre. (Elle le fait.) Ce qu'il fait beau ! Voilà une journée qui commence. (Elle s'étire.) Ha ! je me sens à mon aise : il fait beau, j'ai pris un bon bain, j'ai bien fait l'amour ; ce que je suis bien, ce que je me sens bien ! Viens voir ma vue ; viens ! J'ai une belle vue. Rien que des arbres, ça fait riche. Dis donc, j'ai eu du pot : du premier coup j'ai trouvé une chambre dans les beaux quartiers. Tu ne viens pas ? Tu n'aimes donc pas ta ville ?
- FRED
- Je l'aime de ma fenêtre.
- LIZZIE, brusquement.
- Ça ne porte pas malheur, au moins, de voir un nègre au réveil ?
- FRED
- Pourquoi ?
- LIZZIE
- Je... il y en a un qui passe sur le trottoir d'en face.
- FRED
- Ça porte toujours malheur de voir des nègres. Les nègres, c'est le Diable. (Un temps.) Ferme la fenêtre.
- LIZZIE
- Tu ne veux pas que j'aère ?
- FRED
- Je te dis de fermer la fenêtre. Bon. Et tire les rideaux. Rallume.
- LIZZIE
- Pourquoi ? C'est à cause des nègres ?
- FRED
- Imbécile.
- LIZZIE
- Il fait un si beau soleil.
- FRED
- Pas de soleil ici. Je veux que ta chambre reste comme elle était cette nuit. Ferme la fenêtre, je te dis. Le soleil, je le retrouverai dehors. (Il se lève, va vers elle el la regarde.)
- LIZZIE, vaguement inquiète. Qu'est-ce qu'il y a ?
- FRED
- Rien. Donne-moi ma cravate.
- LIZZIE
- Elle est dans la salle de bains. (Elle sort. Fred ouvre rapidement les tiroirs de la table et fouille, Lizzie rentre avec la cravate.) La voilà ! Attends. (Elle lui fait le nœud.) Tu sais, je ne fais pas souvent le client de passage parce qu'il faut voir trop de figures nouvelles. Mon idéal, ce serait d'être une chère habitude pour trois ou quatre personnes d'un certain âge, un le mardi, un le jeudi, un pour le week-end. Je te dis ça : tu es un peu jeune, mais tu as le genre sérieux, des fois que tu te sentirais tenté. Bon, bon, je ne dis plus rien. Tu y réfléchiras ! Là ! Là ! Tu es beau comme un astre. Embrasse-moi, mon joli ; embrasse-moi pour la peine. Tu ne veux pas m'embrasser ?
- Il l'embrasse brusquement et brutalement puis la repousse.
- Ouf !
- FRED
- Tu es le Diable.
- LIZZIE
- Hein?
- FRED
- Tu es le Diable.
- LIZZIE
- Encore la Bible ! Qu'est-ce qui te prend ?
- FRED
- Rien. Je me marrais.
- LIZZIE
- Tu as de drôles de façons de te marrer. (Un temps.) Tu es content ?
- FRED
- Content de quoi ?
- LIZZIE, elle l'imite en souriant.
- Content de quoi ? Que tu es bête, ma petite fille.
- FRED
- Ah ! Ah ! oui... Très content. Très content. Combien veux-tu ?
- LIZZIE
- Qui est-ce qui te cause de ça ? Je te demande si tu es content, tu peux bien me répondre gentiment. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'es pas vraiment content ? Oh ! ça m'étonnerait, tu sais, ça m'étonnerait.
- FRED
- Ferme-la.
- LIZZIE
- Tu me serrais fort, tellement fort. Et puis tu m'as dit tout bas que tu m'aimais.
- FRED
- Tu étais soûle.
- LIZZIE
- Non, je n'étais pas soûle.
- FRED
- Si, tu étais soûle.
- LIZZIE
- Je te dis que non.
- FRED
- En tout cas, moi je l'étais. Je ne me rappelle rien.
- LIZZIE
- C'est dommage. Je me suis déshabillée dans la salle de bains et quand je suis retournée près de toi, tu es devenu tout rouge, tu ne te rappelles pas ? Même que j'ai dit : « Voilà mon écrevisse. » Tu ne te rappelles pas que tu as voulu éteindre la lumière et que tu m'as aimée dans le noir ? J'ai trouvé ça gentil et respectueux. Tu ne te rappelles pas ?
- FRED
- Non.
- LIZZIE
- Et quand on jouait aux deux nouveau-nés qui sont dans le même berceau ? Ça, tu te rappelles ?
- FRED
- Je te dis de la boucler. Ce qu'on fait la nuit appartient à la nuit. Le jour, on n'en parle pas.
- LIZZIE, avec défi.
- Et si ça me fait plaisir d'en parler ? J'ai bien rigolé, tu sais.
- FRED
- Ah ! tu as bien rigolé. (Il marche sur elle, lui caresse doucement les épaules et referme ses mains autour de son cou.) Ça vous fait toujours rigoler quand vous croyez avoir entortillé un homme. (Un temps.) Je l'ai oubliée ta nuit. Complètement oubliée. Je revois le dancing, c'est tout. Le reste, c'est toi qui te le rappelles, toi seule. (Il lui serre le cou.)
- LIZZIE
- Qu'est-ce que tu fais ?
- FRED
- Je te serre le cou.
- LIZZIE
- Tu me fais mal.
- FRED
- Toi seule. Si je serrais un tout petit peu plus, il n'y aurait plus personne au monde pour se rappeler cette nuit. (Il la lâche.) Combien veux-tu.
- LIZZIE
- Si tu as oublié, c'est que j'ai mal travaillé. Je ne veux pas que tu paies de l'ouvrage mal fait.
- FRED
- Pas d'histoires : combien ?
- LIZZIE
- Écoute donc ; je suis ici depuis avant-hier, tu es le premier qui me fait visite : au premier je me donne pour rien, ça portera bonheur.
- FRED
- Je n'ai pas besoin de tes cadeaux.
- Il pose un billet de dix dollars sur la table.
- LIZZIE
- Je n'en veux pas de ton fafiot, mais je vais voir à combien tu m'estimes. Attends, que je devine ! (Elle prend le billet et ferme les yeux.) Quarante dollars ? Non. C'est trop et puis il y aurait deux billets. Vingt dollars ? Non plus ? Alors, c'est que c'est plus de quarante dollars. Cinquante. Cent ? (Pendant tout ce temps, Fred la regarde en riant silencieusement.) Tant pis, j'ouvre les yeux. (Elle regarde le billet.) Tu ne t'es pas trompé ?
- FRED
- Je ne crois pas.
- LIZZIE
- Tu sais ce que tu m'as donné ?
- FRED
- Oui.
- LIZZIE
- Reprends-le. Reprends-le tout de suite. (Il le refuse du geste.) Dix dollars ! On t'en foutra, des jeunes filles comme moi, pour dix dollars ! Tu les as vues, mes jambes ? (Elle les lui montre.) Et mes seins, tu les as vus ? Est-ce que ce sont des seins de dix dollars ? Reprends ton billet et tire-toi, avant que je me fiche en colère. Monsieur voulait tout le temps recommencer, Monsieur m'a demandé de lui raconter mon enfance ; et, ce matin, Monsieur s'est offert des mauvaises humeurs, il m'a fait la gueule comme s'il me payait au mois : tout ça pour combien ? Pas pour quarante, pas pour trente, pas pour vingt : pour dix dollars.
- FRED
- Pour une cochonnerie, c'est large.
- LIZZIE
- Cochon toi-même ! D'où sors-tu, paysan ? Ta mère devait être une fière traînée, si elle ne t'a pas appris à respecter les femmes.
- FRED
- Vas-tu te taire ?
- LIZZIE
- Une fière traînée ! Une fière traînée !
- FRED, d'une voix blanche.
- Un conseil, ma petite : ne parle pas trop souvent de leurs mères aux gars de chez nous, si tu ne veux pas te faire étrangler.
- LIZZIE, marchant sur lui.
- Étrangle-moi donc ! Étrangle-moi pour voir !
- FRED, reculant.
- Tiens-toi tranquille. (Lizzie prend une potiche sur la table dans l'intention évidente de la lui casser sur la tête.) Voilà dix dollars de plus, mais
- tiens-toi tranquille. Tiens-toi tranquille ou je te fais boucler !
- LIZZIE
- Toi, tu me ferais boucler ?
- FRED
- Moi.
- LIZZIE
- Toi ?
- FRED
- Moi.
- LIZZIE
- Ça m'étonnerait.
- FRED
- Je suis le fils de Clarke.
- LIZZIE
- Quel Clarke ?
- FRED
- Le sénateur.
- LIZZIE
- Vraiment ? Et moi je suis la fille de Roosevelt. FRED
- Tu as vu la tête de Clarke dans les journaux ?
- LIZZIE
- Oui... Après ?
- FRED
- Le voilà. (Il montre une photo.) Je suis à côté de lui, il me tient par l'épaule.
- LIZZIE, subitement calmée.
- Dis donc ! Ce qu'il est bien, ton père ! Laisse-moi voir.
- Fred lui arrache la photo des mains.
- FRED Ça suffit.
- LIZZIE
- Ce qu'il est bien. Il a l'air si juste, si sévère ! C'est vrai ce qu'on dit, que sa parole est de miel ? (Il ne répond pas.) Le jardin, il est à vous ?
- FRED
- Oui.
- LIZZIE
- Il a l'air si grand. Et les petites sur les fauteuils, ce sont tes sœurs ? (Il ne répond pas.) Elle est sur la colline, ta maison ?
- FRED
- Oui.
- LIZZIE
- Alors, le matin, quand tu prends ton breakfast, tu vois toute la ville de ta fenêtre ?
- FRED
- Oui.
- LIZZIE
- Est-ce qu'on sonne la cloche, aux heures des repas, pour vous appeler ? Tu peux bien me répondre.
- FRED
- On tape sur un gong.
- LIZZIE, extasiée.
- Sur un gong ! Je te comprends pas. Moi, avec une famille pareille et une pareille maison, faudrait me payer pour que je découche. (Un temps.)
- Pour ta maman, je m'excuse : j'étais en colère. Est-ce qu'elle est aussi sur la photo ?
- FRED
- Je t'ai défendu de me parler d'elle.
- LIZZIE
- Bon, bon. (Un temps.) Je peux te poser une question ? (Il ne répond pas.) Si l'amour te dégoûte, qu'est-ce que tu es venu faire chez moi ? (Il ne répond pas. Elle soupire.) Enfin ! A tant faire que d'être ici, j'essaierai de m'habituer à vos manières.
- Un temps. Fred se donne un coup de peigne devant la glace.
- FRED
- Tu viens du Nord ?
- LIZZIE
- Oui.
- FRED
- DeNewYork?
- LIZZIE
- Qu'est-ce que ça peut te faire ?
- FRED
- Tu as parlé de New York tout à l'heure.
- LIZZIE
- Tout le monde peut parler de New York, ça ne prouve rien.
- FRED
- Pourquoi n'es-tu pas restée là-bas ?
- LIZZIE
- J'en avais marre.
- FRED
- Des ennuis ?
- LIZZIE
- Bien sûr : je les attire, il y a des natures comme ça. Tu vois ce serpent ? (Elle lui montre le bracelet.) Il porte la poisse. FRED
- Pourquoi le mets-tu ?
- LIZZIE
- A présent que je l'ai, il faut que je le garde. Il paraît que c'est terrible, les vengeances de serpent.
- FRED
- C'est toi que le nègre a voulu violer ?
- LIZZIE
- Quoi ?
- FRED
- Tu es arrivée avant-hier par le rapide de six heures ?
- LIZZIE
- Oui.
- FRED
- Alors, c'est bien toi.
- LIZZIE
- Personne n'a voulu me violer. (Elle rit avec un peu d'amertume.) Me violer ! Tu te rends compte ?
- FRED
- C'est toi, Webster me l'a dit hier, au dancing.
- LIZZIE
- Webster ? (Un temps.) C'est donc ça ! FRED
- Quoi ?
- LIZZIE
- C'est donc ça que tes yeux brillaient. Ça t'excitait, hein ? Salaud ! Avec un père qui est si bon.
- FRED
- Imbécile. (Un temps.) Si je pensais que tu as couché avec un noir...
- LIZZIE
- Eh bien ?
- FRED
- J'ai cinq domestiques de couleur. Quand on m'appelle au téléphone et que l'un d'eux décroche l'appareil, il l'essuie avant de me le tendre.
- LIZZIE, sifflement admiratif.
- Je vois.
- FRED, doucement.
- Nous n'aimons pas beaucoup les nègres, ici. Ni les blanches qui s'amusent avec eux.
- LIZZIE
- Suffit. J'ai rien contre eux, mais je ne voudrais pas qu'ils me touchent.
- FRED
- Est-ce qu'on sait ? Tu es le Diable. Le nègre aussi est le Diable... (Brusquement.) Alors ? Il a voulu te violer ? LIZZIE
- Mais qu'est-ce que ça peut te faire ?
- FRED
- Ils sont montés à deux dans ton compartiment. Au bout d'un moment, ils se sont jetés sur toi. Tu as appelé à l'aide et des blancs sont venus. Un des nègres a tiré son rasoir et un blanc l'a abattu d'un coup de revolver. L'autre nègre s'est sauvé !
- LIZZIE
- C'est ce que t'a raconté Webster ?
- FRED Oui.
- LIZZIE
- D'où le savait-il ?
- FRED
- Toute la ville en parle.
- LIZZIE
- Toute la ville ? C'est bien ma veine. Vous n'avez donc rien d'autre à faire ?
- FRED
- Est-ce que les choses se sont passées comme je l'ai dit ?
- LIZZIE
- Pas du tout. Les deux nègres se tenaient tranquilles et parlaient entre eux ; ils ne m'ont même pas regardée. Après, quatre blancs sont montés et il y en a deux qui m'ont serrée de près. Ils venaient de gagner un match de rugby, ils étaient soûls. Ils ont dit que ça sentait le nègre et ils ont voulu jeter les noirs par la portière. Les autres se sont défendus comme ils ont pu ; à la fin, un blanc a reçu un coup de poing sur l'œil ; c'est là qu'il a sorti son revolver et qu'il a tiré. C'est tout. L'autre nègre a sauté du train comme on arrivait en gare.
- FRED
- On le connaît. Il ne perdra rien pour attendre. (Un temps.) Quand on t'appellera chez le juge, c'est cette histoire-là que tu vas raconter ?
- LIZZIE
- Mais qu'est-ce que ça peut te faire ?
- FRED Réponds.
- LIZZIE
- Je n'irai pas chez le juge. Je te dis que j'ai horreur des complications.
- FRED
- Il faudra bien que tu y ailles.
- LIZZIE
- Je n'irai pas. Je ne veux plus avoir affaire à la police.
- FRED
- Ils viendront te chercher.
- LIZZIE
- Alors je dirai ce que j'ai vu. (Un temps.)
- FRED
- Est-ce que tu te rends bien compte de ce que tu vas faire ? LIZZIE
- Qu'est-ce que je vais faire ?
- FRED
- Tu vas témoigner contre un blanc pour un noir.
- LIZZIE
- Si c'est le blanc qui est coupable.
- FRED
- Il n'est pas coupable.
- LIZZIE
- Puisqu'il a tué, il est coupable.
- FRED
- Coupable de quoi ?
- LIZZIE D'avoir tué ! FRED
- Mais c'est un nègre qu'il a tué.
- LIZZIE
- Eh bien ? FRED
- Si on était coupable chaque fois qu'on tue un nègre... LIZZIE
- Il n'avait pas le droit.
- FRED
- Quel droit ?
- LIZZIE
- Il n'avait pas le droit.
- FRED
- Il vient du Nord, ton droit. (Un temps.) Coupable ou non, tu ne peux pas faire punir un type de ta race.
- LIZZIE
- Je ne veux faire punir personne. On me demandera ce que j'ai vu et je le dirai.
- Un temps. Fred marche sur elle.
- FRED
- Qu'est-ce qu'il y a entre toi et ce nègre ? Pourquoi le protèges-tu ?
- LIZZIE
- Je ne le connais même pas.
- FRED
- Alors ?
- LIZZIE
- Je veux dire la vérité.
- FRED
- La vérité ! Une putain à dix dollars qui veut dire la vérité ! Il n'y a pas de vérité : il y a des blancs et des noirs, c'est tout. Dix-sept mille blancs, vingt mille noirs. Nous ne sommes pas à New York, ici : nous n'avons pas le droit de rigoler. (Un temps.) Thomas est mon cousin.
- LIZZIE
- Quoi ?
- FRED
- Thomas, le type qui a tué : c'est mon cousin.
- LIZZIE Ah!
- FRED
- C'est un homme de bien. Ça ne te dit pas grand-chose ; mais c'est un homme de bien.
- LIZZIE
- Un homme de bien qui se poussait tout le temps contre moi et qui essayait de relever mes jupes. Passe-moi l'homme de bien ! Ça ne m'étonne pas que vous soyez de la même famille.
- FRED, levant la main.
- Saloperie. (Il se contient.) Tu es le Diable : avec le Diable, on ne peut faire que le mal. Il a relevé tes jupes, il a tiré sur un sale nègre, la belle
- affaire ; ce sont des gestes qu'on a sans y penser, ça ne compte pas. Thomas est un chef, voilà ce qui compte.
- LIZZIE
- Ça se peut. Mais le nègre n'a rien fait.
- FRED
- Un nègre a toujours fait quelque chose.
- LIZZIE
- Jamais je ne donnerai un homme aux poulets.
- FRED
- Si ce n'est pas lui, ce sera Thomas. De toute façon, tu en donneras un. A toi de choisir.
- LIZZIE
- Et voilà. Je suis dans la crotte jusqu'au cou, pour changer. (A son bracelet.) Saleté, pourriture, tu n'en fais jamais d'autre. (Elle le jette par terre.)
- FRED
- Combien veux-tu ?
- LIZZIE
- Je ne veux pas un sou.
- FRED
- Cinq cents dollars.
- LIZZIE
- Pasunsou.
- FRED
- Il te faudrait beaucoup plus d'une nuit pour gagner cinq cents dollars.
- LIZZIE
- Surtout si j'ai affaire à des pingres comme toi (Un temps.) C'est donc pour ça que tu m'as fait signe hier soir ?
- FRED
- Dame.
- LIZZIE
- C'est donc pour ça. Tu t'es dit : voilà la môme, je vais la raccompagner chez elle et je lui mettrai le marché en main. C'est donc pour ça ! Tu me tripotais les mains mais tu étais froid comme la glace, tu pensais : comment que je vais lui amener ça ? (Un temps.) Mais dis donc ! Mais dis donc, mon petit gars... Si tu es monté pour me proposer ta combine, tu n'avais pas besoin de coucher avec moi. Hein ? Pourquoi as-tu couché avec moi, salaud ? Pourquoi as-tu couché avec moi ?
- FRED
- Du diable si je le sais.
- LIZZIE, s'effondre en pleurant sur une chaise. Salaud ! Salaud ! Salaud !
- FRED
- Cinq cents dollars ! Ne chiale pas, bon Dieu ! Cinq cents dollars ! Ne chiale pas ! Ne chiale pas. Allons, Lizzie, Lizzie ! Sois raisonnable ! Cinq cents dollars !
- LIZZIE, sanglotant.
- Je ne suis pas raisonnable. Je ne veux pas de tes cinq cents dollars, je ne veux pas faire de faux témoignage ! Je veux retourner à New York, je veux m'en aller ! Je veux m'en aller ! (On sonne. Elle s'arrête net. On sonne encore une fois. A voix basse.) Qu'est-ce que c'est ? Tais-toi. (Longue sonnerie.) Je n'ouvrirai pas. Tiens-toi tranquille. (Coups dans la porte.)
- UNE VOIX Ouvrez. Police.
- LIZZIE, à voix basse.
- Les flics. Ça devait arriver. (Elle montre le bracelet.) C'est à cause de lui. (Elle se baisse et le remet à son bras.) Il vaut encore mieux que je le
- garde. Cache-toi.
- Coups dans la porte.
- LA VOIX
- Police !
- LIZZIE
- Mais cache-toi donc. Va dans le cabinet de toilette. (Il ne bouge pas. Elle le pousse de toutes ses forces.) Mais va ! Va donc !
- LA VOIX
- Tueslà,Fred?Fred?Tueslà?
- FRED
- Jesuislà!
- Il la repousse, elle le regarde avec stupeur.
- LIZZIE
- C'était donc pour ça !
- Fred va ouvrir, John et James entrent.
- SCÈNE III
- LES MÊMES, JOHN et JAMES.
- La porte d'entrée reste ouverte.
- JOHN
- Police. Lizzie Mac Kay, c'est toi ?
- LIZZIE, sans l'entendre, continue à regarder Fred. C'était pour ça !
- JOHN, la secouant par l'épaule. Réponds quand on te parle.
- LIZZIE
- Hein ? Oui, c'est moi.
- JOHN
- Tes papiers.
- LIZZIE, elle s'est maîtrisée, durement.
- De quel droit m'interrogez-vous ? Qu'est-ce que vous venez faire chez moi ? (John montre son étoile.) N'importe qui peut mettre une étoile. Vous
- êtes des copains à Monsieur et vous vous êtes entendus pour me faire chanter.
- John lui met une carte sous le nez.
- JOHN
- Tu connais ça ?
- LIZZIE, montrant James.
- Et lui ?
- JOHN, à James.
- Montre ta carte. (James la montre. Lizzie la regarde, va à la table sans rien dire, en tire des papiers et les leur donne. Désignant Fred.) Tu l'as
- ramené chez toi, hier soir ? Tu sais que la prostitution est un délit ?
- LIZZIE
- Vous êtes tout à fait sûrs que vous avez le droit d'entrer chez les gens sans mandat ? Vous ne craignez pas que je vous cause des ennuis ?
- JOHN
- T'en fais pas pour nous. (Un temps.) On te demande si tu l'as ramené chez toi.
- LIZZIE. Elle a changé,
- depuis que les policiers sont entrés.
- Elle est devenue plus dure et plus vulgaire.
- Vous cassez pas la tête. Bien sûr, que je l'ai ramené chez moi. Seulement, j'ai fait l'amour gratis. Ça vous la coupe ?
- FRED
- Vous trouverez deux billets de dix dollars sur la table. Ils sont à moi.
- LIZZIE
- Prouve-le.
- FRED, sans la regarder, aux deux autres.
- Je les ai pris à la banque hier matin, avec vingt-huit autres de la même série. Vous n'aurez qu'à vérifier les numéros.
- LIZZIE, violemment.
- Je les ai refusés. Je les ai refusés ses sales fafiots. Je les lui ai jetés à la figure.
- JOHN
- Si tu les as refusés, comment se trouvent-ils sur la table ?
- LIZZIE, après un silence.
- Je suis faite. (Elle regarde Fred avec une sorte de stupeur et, d'une voix presque douce.) C'était donc pour ça ? (Aux autres.) Alors ? Qu'est-ce
- que vous voulez de moi ?
- JOHN
- Assieds-toi. (A Fred.) Tu l'as mise au courant ? (Fred fait un signe de tête.) Je te dis de t'asseoir. (Il la jette dans un fauteuil.) Le juge est d'accord pour relâcher Thomas, s'il a ton témoignage écrit. On l'a rédigé pour toi, tu n'as qu'à signer. Demain, on t'interrogera régulièrement. Tu sais lire ? (Lizzie hausse les épaules, il lui tend un papier.) Lis et signe.
- LIZZIE
- C'est faux d'un bout à l'autre.
- FRED
- Ça se peut. Après ?
- LIZZIE
- Je ne signerai pas.
- FRED
- Embarquez-la. (A Lizzie.) C'est dix-huit mois.
- LIZZIE
- Dix-huit mois, oui. Et quand je sortirai, je te ferai la peau.
- FRED
- Pas si je peux l'empêcher. (Ils se regardent.) Vous devriez télégraphier à New York ; je crois qu'elle a eu des ennuis là-bas.
- LIZZIE, avec admiration.
- Tu es salaud comme une femme. J'aurais jamais cru qu'un type puisse être aussi salaud.
- JOHN
- Décide-toi. Tu signes ou je t'emmène en taule.
- LIZZIE
- J'aime mieux la taule. Je ne veux pas mentir.
- FRED
- Pas mentir, roulure ! Et qu'est-ce que tu as fait toute la nuit ? Quand tu m'appelais mon chéri, mon amour, mon petit homme, tu ne mentais pas ? Quand tu soupirais, pour me faire croire que je te donnais du plaisir, tu ne mentais pas ?
- LIZZIE, avec défi.
- Ça t'arrangerait, hein ? Non, je ne mentais pas. (Ils se regardent. Fred détourne les yeux.)
- FRED
- Finissons-en. Voilà mon stylo. Signe.
- LIZZIE
- Tu peux te l'accrocher.
- Un silence. Les trois hommes sont embarrassés.
- FRED
- Et voilà ! Voilà où nous en sommes ! C'est le meilleur de la ville et son sort dépend des caprices d'une môme. (Il marche de long en large, puis revient brusquement sur Lizzie.) Regarde-le. (Il lui montre une photo.) Tu en as vu des hommes, dans ta chienne de vie. Y en a-t-il beaucoup qui lui ressemblent ? Regarde ce front, regarde ce menton, regarde ses médailles sur son uniforme. Non, non : ne détourne pas les yeux. Va jusqu'au
- bout : c'est ta victime. Il faut que tu le regardes en face. Tu vois comme il a l'air jeune, comme il a l'air fier, comme il est beau ! Sois tranquille, quand il sortira de prison, après dix ans, il sera plus cassé qu'un vieillard, il aura perdu ses cheveux et ses dents. Tu peux être contente, c'est du beau travail. Jusqu'ici, tu chipais l'argent dans les poches ; cette fois, tu as choisi le meilleur et tu lui prends la vie. Tu ne dis rien ? Tu es donc pourrie jusqu'aux os ? (Il la jette à genoux.) A genoux, putain ! A genoux devant le portrait de l'homme que tu veux déshonorer !
- Clarke entre par la porte qu'ils ont laissée ouverte.
- SCÈNE IV
- LES MÊMES, plus LE SÉNATEUR. LE SÉNATEUR
- Lâche-la. (A Lizzie.) Relevez-vous.
- FRED
- Hello !
- JOHN
- Hello !
- LE SÉNATEUR
- Hello ! Hello !
- JOHN, à Lizzie.
- C'est le sénateur Clarke.
- LE SÉNATEUR, à Lizzie. Hello !
- LIZZIE
- Hello !
- LE SÉNATEUR
- Bon. Les présentations sont faites. (Il regarde Lizzie.) Voilà donc cette jeune fille. Elle a l'air tout à fait sympathique.
- FRED
- Elle ne veut pas signer.
- LE SÉNATEUR
- Elle a parfaitement raison. Vous entrez chez elle sans en avoir le droit. (Sur un geste de John, avec force.) Sans en avoir le moindre droit ; vous la brutalisez et vous voulez la faire parler contre sa conscience. Ce ne sont pas des procédés américains. Est-ce que le nègre vous a violentée, mon enfant ?
- LIZZIE
- Non.
- LE SÉNATEUR
- Parfait. Voilà qui est clair. Regardez-moi dans les yeux. (Il la regarde.) Je suis sûr qu'elle ne ment pas. (Un temps.) Pauvre Mary ! (Aux autres.) Eh bien, garçons, venez. Nous n'avons plus rien à faire ici. Il ne nous reste qu'à nous excuser auprès de Mademoiselle.
- LIZZIE
- Qui est Mary ?
- LE SÉNATEUR
- Mary ? C'est ma sœur, la mère de cet infortuné Thomas. Une pauvre chère vieille qui va en mourir. Au revoir, mon enfant.
- LIZZIE, d'une voix étranglée. Sénateur !
- LE SÉNATEUR
- Mon enfant ?
- LIZZIE
- Je regrette.
- LE SÉNATEUR
- Qu'y a-t-il à regretter, puisque vous avez dit la vérité ?
- LIZZIE
- Je regrette que ce soit... cette vérité-là.
- LE SÉNATEUR
- Nous n'y pouvons rien ni l'un ni l'autre et personne n'a le droit de vous demander un faux témoignage. (Un temps.) Non. Ne pensez plus à elle.
- LIZZIE
- A qui ?
- LE SÉNATEUR
- A ma sœur. Vous ne pensiez pas à ma sœur ?
- LIZZIE
- Si.
- LE SÉNATEUR
- Je vois clair en vous, mon enfant. Voulez-vous que je vous dise ce qu'il y a dans votre tête ? (Imitant Lizzie.) « Si je signais, le sénateur irait la trouver chez elle, il lui dirait : Lizzie Mac Kay est une bonne fille ; c'est elle qui te rend ton fils. » Et elle sourirait à travers ses larmes, elle dirait : « Lizzie Mac Kay ? Je n'oublierai pas ce nom-là. » Et moi qui suis sans famille, que le destin a reléguée au ban de la Société, il y aurait une petite vieille toute simple qui penserait à moi dans sa grande maison, il y aurait une mère américaine qui m'adopterait dans son cœur. » Pauvre Lizzie, n'y pensez plus.
- LIZZIE
- Elle a les cheveux blancs ?
- LE SÉNATEUR
- Tout blancs. Mais le visage est resté jeune. Et si vous connaissiez son sourire... Elle ne sourira plus jamais. Adieu. Demain vous direz la vérité au juge.
- LIZZIE
- Vous partez ?
- LE SÉNATEUR
- Eh bien, oui : je vais chez elle. Il faut que je lui rapporte notre conversation.
- LIZZIE
- Elle sait que vous êtes ici ?
- LE SÉNATEUR
- C'est à sa prière que je suis venu.
- LIZZIE
- Mon Dieu ! Et elle attend ? Et vous allez lui dire que j'ai refusé de signer. Comme elle va me détester !
- LE SÉNATEUR, lui mettant les mains
- sur les épaules.
- Ma pauvre enfant, je ne voudrais pas être à votre place.
- LIZZIE
- Quelle histoire ! (A son bracelet.) C'est toi, saleté, qui es cause de tout.
- LE SÉNATEUR Comment ?
- LIZZIE
- Rien. (Un temps.) Au point où en sont les choses, c'est malheureux que le nègre ne m'ait pas violée pour de bon. LE SÉNATEUR, ému.
- Mon enfant.
- LIZZIE, tristement.
- Ça vous aurait fait tant plaisir et à moi ça m'aurait coûté si peu de peine.
- LE SÉNATEUR
- Merci ! (Un temps.) Comme je voudrais vous aider. (Un temps.) Hélas ! la vérité est la vérité.
- LIZZIE, tristement. Benoui.
- LE SÉNATEUR
- Et la vérité, c'est que le nègre ne vous a pas violée.
- LIZZIE, même jeu. Benoui.
- LE SÉNATEUR
- Oui. (Un temps.) Bien entendu, il s'agit là d'une vérité du premier degré.
- LIZZIE, sans comprendre. Du premier degré...
- LE SÉNATEUR
- Oui : je veux dire une vérité... populaire.
- LIZZIE
- Populaire ? C'est pas la vérité ?
- LE SÉNATEUR
- Si, si, c'est la vérité. Seulement... il y a plusieurs espèces de vérités.
- LIZZIE
- Vous pensez que le nègre m'a violée ?
- LE SÉNATEUR
- Non, non, il ne vous a pas violée. D'un certain point de vue, il ne vous a pas violée du tout. Mais voyez-vous, je suis un vieil homme qui a beaucoup vécu, qui s'est souvent trompé et qui, depuis quelques années, se trompe un petit peu moins souvent. Et j'ai sur tout ceci une opinion différente de la vôtre.
- LIZZIE
- Mais quelle opinion ?
- LE SÉNATEUR
- Comment vous expliquer ? Tenez : imaginons que la Nation américaine vous apparaisse tout à coup. Qu'est-ce qu'elle vous dirait ?
- LIZZIE, effrayée.
- Je suppose qu'elle n'aurait pas grand-chose à me dire.
- LE SÉNATEUR
- Vous êtes communiste ?
- LIZZIE
- Quelle horreur : non !
- LE SÉNATEUR
- Alors, elle a beaucoup à vous dire. Elle vous dirait : « Lizzie, tu en es arrivée à ceci qu'il te faut choisir entre deux de mes fils. Il faut que l'un ou l'autre disparaisse. Que fait-on dans des cas pareils ? On garde le meilleur. Eh bien, cherchons quel est le meilleur. Veux-tu ? »
- LIZZIE
- Je veux bien. Oh ! pardon. Je croyais que c'était vous qui parliez.
- LE SÉNATEUR
- Je parle en son nom. (Il reprend.) « Lizzie, ce nègre que tu protèges, à quoi sert-il ? Il est né au hasard, Dieu sait où. Je l'ai nourri et lui, que fait-il pour moi en retour ? Rien du tout, il traîne, il chaparde, il chante, il s'achète des complets rose et vert. C'est mon fils et je l'aime à l'égal de mes autres fils. Mais je te le demande : est-ce qu'il mène une vie d'homme ? Je ne m'apercevrai même pas de sa mort. »
- LIZZIE
- Ce que vous parlez bien.
- LE SÉNATEUR, enchaînant.
- « L'autre, au contraire, ce Thomas, il a tué un noir, c'est très mal. Mais j'ai besoin de lui. C'est un Américain cent pour cent, le descendant d'une de nos plus vieilles familles, il a fait ses études à Harvard, il est officier – il me faut des officiers – il emploie deux mille ouvriers dans son
- usine – deux mille chômeurs s'il venait à mourir – c'est un chef, un solide rempart contre le communisme, le syndicalisme et les Juifs. Il a le devoir de vivre et toi tu as le devoir de lui conserver la vie. C'est tout. A présent, choisis. »
- LIZZIE
- Ce que vous parlez bien.
- LE SÉNATEUR
- Choisis !
- LIZZIE, sursautant.
- Hein ? Ah oui... (Un temps.) Vous m'avez embrouillée, je ne sais plus où j'en suis.
- LE SÉNATEUR
- Regardez-moi, Lizzie. Avez-vous confiance en moi ?
- LIZZIE
- Oui, Sénateur.
- LE SÉNATEUR
- Croyez-vous que je peux vous conseiller une mauvaise action ?
- LIZZIE
- Non, Sénateur.
- LE SÉNATEUR
- Alors il faut signer. Voilà ma plume.
- LIZZIE
- Vous croyez qu'elle sera contente de moi ?
- LE SÉNATEUR
- Qui ?
- LIZZIE
- Votre sœur ?
- LE SÉNATEUR
- Elle vous aimera de loin comme sa fille.
- LIZZIE
- Peut-être qu'elle m'enverra des fleurs ?
- LE SÉNATEUR
- Peut-être bien.
- LIZZIE
- Ou sa photo avec un autographe.
- LE SÉNATEUR
- C'est bien possible.
- LIZZIE
- Je la mettrai au mur. (Un temps. Elle marche avec agitation.) Quelle histoire ! (Revenant sur le sénateur.) Qu'est-ce que vous lui ferez au nègre, si je signe ?
- LE SÉNATEUR
- Au nègre ? Bah ! (Il la prend par les épaules.) Si tu signes, toute la ville t'adopte. Toute la ville. Toutes les mères de la ville.
- LIZZIE
- Mais...
- LE SÉNATEUR
- Est-ce que tu crois qu'une ville entière peut se tromper ? Une ville tout entière, avec ses pasteurs et ses curés, avec ses médecins, ses avocats et ses artistes, avec son maire et ses adjoints et ses associations de bienfaisance. Est-ce que tu le crois ?
- LIZZIE
- Non. Non. Non.
- LE SÉNATEUR
- Donne-moi ta main. (Il la force à signer.) Voilà. Je te remercie au nom de ma sœur et de mon neveu, au nom des dix-sept mille blancs de notre ville, au nom de la nation américaine que je représente en ces lieux. Ton front. (Il la baise au front.) Venez, vous autres. (A Lizzie.) Je te reverrai
- dans la soirée : nous avons encore à parler.
- Il sort.
- FRED, sortant. Adieu, Lizzie.
- LIZZIE
- Adieu. (Ils sortent. Elle reste écrasée, puis se précipite vers la porte.) Sénateur ! Je ne veux pas ! Déchirez le papier ! Sénateur ! Je ne veux pas ! Déchirez le papier ! Sénateur ! (Elle revient sur la scène, prend l'aspirateur machinalement.) La nation américaine ! (Elle met le contact.) J'ai comme une idée qu'ils m'ont roulée !
- Elle manœuvre l'aspirateur avec rage.
- RIDEAU
- DEUXIÈME TABLEAU
- Même décor, douze heures plus tard. Les lampes sont allumées, les fenêtres sont ouvertes sur la nuit. Rumeurs qui vont en croissant. Le nègre paraît à la fenêtre, enjambe l'entablement et saute dans la pièce déserte. Il va jusqu'au milieu de la scène. On sonne. Il se cache derrière un rideau. Lizzie sort de la salle de bains, va jusqu'à la porte d'entrée, ouvre.
- SCÈNE I
- LIZZIE, LE SÉNATEUR, LE NÈGRE caché. LIZZIE
- Entrez ! (Le sénateur entre.) Alors ?
- LE SÉNATEUR
- Thomas est dans les bras de sa mère. Je viens vous porter leurs remerciements.
- LIZZIE
- Elle est heureuse ?
- LE SÉNATEUR
- Tout à fait heureuse.
- LIZZIE
- Elle a pleuré ?
- LE SÉNATEUR
- Pleuré ? Pourquoi ? C'est une femme forte.
- LIZZIE
- Vous m'aviez dit qu'elle pleurerait.
- LE SÉNATEUR
- C'est une façon de parler.
- LIZZIE
- Elle ne s'y attendait pas, hein ? Elle croyait que j'étais une mauvaise femme et que je témoignerais pour le nègre.
- LE SÉNATEUR
- Elle s'était remise entre les mains de Dieu.
- LIZZIE
- Qu'est-ce qu'elle pense de moi ?
- LE SÉNATEUR
- Elle vous remercie.
- LIZZIE
- Elle n'a pas demandé comment j'étais faite ?
- LE SÉNATEUR
- Non.
- LIZZIE
- Elle trouve que je suis une bonne fille ?
- LE SÉNATEUR
- Elle pense que vous avez fait votre devoir.
- LIZZIE
- Ah oui...
- LE SÉNATEUR
- Elle espère que vous continuerez à le faire.
- LIZZIE
- Oui, oui...
- LE SÉNATEUR
- Regardez-moi, Lizzie. (Il la prend par les épaules.) Vous continuerez à le faire ? Vous ne voudriez pas la décevoir ?
- LIZZIE
- Ne vous frappez pas. Je ne peux plus revenir sur ce que j'ai dit, ils me colleraient en taule. (Un temps.) Qu'est-ce que c'est que ces cris ?
- LE SÉNATEUR
- Ce n'est rien.
- LIZZIE
- Je ne peux plus les supporter. (Elle va fermer la fenêtre.) Sénateur ?
- LE SÉNATEUR
- Mon enfant ?
- LIZZIE
- Vous êtes sûr que nous ne nous sommes pas trompés, que j'ai fait ce que je devais ?
- LE SÉNATEUR
- Absolument sûr.
- LIZZIE
- Je ne m'y reconnais plus ; vous m'avez embrouillée ; vous pensez trop vite pour moi. Quelle heure est-il ?
- LE SÉNATEUR
- Onze heures.
- LIZZIE
- Encore huit heures avant le jour. Je sens que je ne pourrai pas fermer l'œil. (Un temps.) Les nuits sont aussi chaudes que les journées. (Un temps.) Et le nègre ?
- LE SÉNATEUR
- Quel nègre ? Ah ! eh bien, on le cherche.
- LIZZIE
- Qu'est-ce qu'on lui fera ? (Le sénateur hausse les épaules, les cris augmentent. Lizzie va à la fenêtre.) Mais qu'est-ce que ces cris ? Il y a des hommes qui passent avec des torches électriques et des chiens. C'est une retraite aux flambeaux ? Ou bien... Dites-moi ce que c'est, sénateur ? Dites-moi ce que c'est !
- LE SÉNATEUR, tirant une lettre de sa poche. Ma sœur m'a chargé de vous remettre ceci.
- LIZZIE, vivement.
- Elle m'a écrit ? (Elle déchire l'enveloppe, en tire un billet de cent dollars, fouille pour trouver une lettre, n'en trouve pas, froisse l'enveloppe et
- la jette à terre. Sa voix change.) Cent dollars. Vous devez être content : votre fils m'en avait promis cinq cents, vous faites une belle économie.
- LE SÉNATEUR
- Mon enfant.
- LIZZIE
- Vous remercierez Madame votre sœur. Vous lui direz que j'aurais préféré une potiche ou des bas Nylon, quelque chose qu'elle se serait donné la peine de choisir. Mais c'est l'intention qui compte, n'est-ce pas ? (Un temps.) Vous m'avez bien eue.
- Ils se regardent. Le sénateur se rapproche.
- LE SÉNATEUR
- Je vous remercie, mon enfant ; nous causions un peu seul à seule. Vous traversez une crise morale et vous avez besoin de mon appui.
- LIZZIE
- J'ai surtout besoin de fric mais je pense qu'on s'arrangera, vous et moi. (Un temps.) Jusqu'ici, je préférais les vieux parce qu'ils ont l'air respectable mais je commence à me demander s'ils ne sont pas encore plus chinois que les autres.
- LE SÉNATEUR, égayé.
- Chinois ! Je voudrais que mes collègues vous entendent. Quel naturel délicieux ! Il y a quelque chose en vous que vos désordres n'ont pas
- entamé ! (Il la caresse.) Oui. Oui. Quelque chose. (Elle se laisse faire, passive et méprisante.) Je reviendrai, ne m'accompagnez pas.
- Il sort. Lizzie reste figée sur place. Mais elle prend le billet, le froisse, le jette par terre, se laisse tomber sur une chaise et éclate en sanglots. Dehors, les hurlements se rapprochent. Coups de feu dans le lointain. Le nègre sort de sa cachette. Il se plante devant elle. Elle lève la tête et pousse un cri.
- SCÈNE II
- LIZZIE, LE NÈGRE. LIZZIE
- Ha ! (Un temps. Elle se lève.) J'étais sûre que tu viendrais. J'en étais sûre. Par où es-tu entré ?
- LE NÈGRE
- Par la fenêtre.
- LIZZIE
- Qu'est-ce que tu veux ?
- LE NÈGRE
- Cachez-moi.
- LIZZIE
- Je t'ai dit que non.
- LE NÈGRE
- Vous les entendez, madame ?
- LIZZIE
- Oui.
- LE NÈGRE
- C'est la chasse qui a commencé.
- LIZZIE
- Quelle chasse ?
- LE NÈGRE
- La chasse au nègre.
- LIZZIE
- Ha ! (Un long temps.) Tu es sûr qu'ils ne t'ont pas vu entrer ?
- LE NÈGRE
- Sûr.
- LIZZIE
- Qu'est-ce qu'ils te feront, s'ils te prennent ?
- LE NÈGRE
- L'essence.
- LIZZIE
- Quoi ?
- LE NÈGRE
- L'essence. (Il fait un geste explicatif.) Ils y mettront le feu.
- LIZZIE
- Je vois. (Elle va à la fenêtre et tire les rideaux.) Assieds-toi. (Le nègre se laisse tomber sur une chaise.) Il a fallu que tu viennes chez moi. Je n'en aurai donc jamais fini ? (Elle vient sur lui presque menaçante.) J'ai horreur des histoires, comprends-tu ? (Tapant du pied.) Horreur ! Horreur ! Horreur !
- LE NÈGRE
- Ils croient que je vous ai porté tort, madame.
- LIZZIE
- Après ?
- LE NÈGRE
- Ils ne viendront pas me chercher ici.
- LIZZIE
- Sais-tu pourquoi ils te font la chasse ?
- LE NÈGRE
- Parce qu'ils croient que je vous ai porté tort.
- LIZZIE
- Sais-tu qui le leur a dit ?
- LE NÈGRE Non.
- LIZZIE
- C'est moi. (Un long silence. Le nègre la regarde.) Qu'est-ce que tu en penses ?
- LE NÈGRE
- Pourquoi avez-vous fait ça, madame ? Oh ! pourquoi avez-vous fait ça ?
- LIZZIE
- Je me le demande.
- LE NÈGRE
- Ils n'auront pas de pitié ; ils me fouetteront sur les yeux, ils verseront sur moi leurs bidons d'essence. Oh ! pourquoi avez-vous fait ça ? Je ne vous ai pas porté tort.
- LIZZIE
- Oh ! si, tu m'as porté tort. Tu ne peux pas savoir à quel point tu m'as porté tort ! (Un temps.) Tu n'as pas envie de m'étrangler ?
- LE NÈGRE
- Ils forcent souvent les gens à dire le contraire de ce qu'ils pensent.
- LIZZIE
- Oui. Souvent. Et quand ils ne peuvent pas les y forcer, ils les embrouillent avec leurs boniments. (Un temps.) Alors ? Non ? Tu ne m'étrangles pas ? Tu as bon caractère. (Un temps.) Je te cacherai jusqu'à demain soir. (Il fait un mouvement.) Ne me touche pas : je n'aime pas les nègres. (Cris et coups de feu au-dehors.) Ils se rapprochent. (Elle va à la fenêtre, écarte les rideaux et regarde dans la rue.) Nous sommes propres.
- LE NÈGRE
- Qu'est-ce qu'ils font ?
- LIZZIE
- Ils ont mis des sentinelles aux deux bouts de la rue et ils fouillent toutes les maisons. Tu avais bien besoin de venir ici. Il y a sûrement quelqu'un qui t'a vu entrer dans la rue. (Elle regarde de nouveau.) Voilà. C'est à nous. Ils montent.
- LE NÈGRE
- Combien sont-ils ?
- LIZZIE
- Cinq ou six. Les autres attendent en bas. (Elle revient vers lui.) Ne tremble pas. Ne tremble pas, bon Dieu ! (Un temps, à son bracelet.) Cochon de serpent ! (Elle le jette par terre et le piétine.) Saloperie ! (Au nègre.) Tu avais bien besoin de venir ici. (Il se lève et fait un mouvement pour partir.) Reste. Si tu sors, tu es fait.
- LE NÈGRE
- Les toits.
- LIZZIE
- Avec cette lune ? Tu peux y aller, si tu t'en ressens pour servir de carton. (Un temps.) Attendons. Ils ont deux étages à fouiller avant le nôtre. Je te dis de ne pas trembler. (Long silence. Elle marche de long en large. Le nègre reste écrasé sur sa chaise.) Tu n'as pas d'armes ?
- LE NÈGRE
- Oh ! Non.
- LIZZIE
- Bon.
- Elle fouille dans un tiroir et sort un revolver.
- LE NÈGRE
- Qu'est-ce que vous voulez faire, madame ?
- LIZZIE
- Je vais leur ouvrir la porte et les prier d'entrer. Voilà vingt-cinq ans qu'ils me roulent avec leurs vieilles mères aux cheveux blancs et les héros de la guerre et la nation américaine. Mais j'ai compris. Ils ne m'auront pas jusqu'au bout. J'ouvrirai la porte et je leur dirai : « Il est là. Il est là mais il n'a rien fait ; on m'a soutiré un faux témoignage. Je jure sur le bon Dieu qu'il n'a rien fait. »
- LE NÈGRE
- Ils ne vous croiront pas.
- LIZZIE
- Peut se faire. Peut se faire qu'ils ne me croient pas : alors, tu les viseras avec le revolver et, s'ils ne s'en vont pas, tu tireras dedans.
- LE NÈGRE
- Il en viendra d'autres.
- LIZZIE
- Tu tireras aussi sur les autres. Et si tu vois le fils du sénateur, tâche de ne pas le rater, parce que c'est lui qui a tout manigancé. Nous sommes coincés, non ? Et de toute façon, c'est notre dernière histoire, parce que, je te le dis, s'ils te trouvent chez moi, je ne donne pas un sou de ma peau. Alors, autant crever en nombreuse compagnie. (Elle lui tend le revolver.) Prends ça ! Je te dis de le prendre.
- LE NÈGRE
- Je ne peux pas, madame.
- LIZZIE Quoi ?
- LE NÈGRE
- Je ne peux pas tirer sur des blancs.
- LIZZIE
- Vraiment ! Ils vont se gêner, eux.
- LE NÈGRE
- Ce sont des blancs, madame.
- LIZZIE
- Et alors ? Parce qu'ils sont blancs, ils ont le droit de te saigner comme un cochon ?
- LE NÈGRE
- Ce sont des blancs.
- LIZZIE
- Pochetée ! Tiens, tu me ressembles, tu es aussi poire que moi. Enfin, si tout le monde est d'accord...
- LE NÈGRE
- Pourquoi vous ne tirez pas, vous, madame ?
- LIZZIE
- Je te dis que je suis une poire. (On entend des pas dans l'escalier.) Les voilà. (Rire bref.) On a bonne mine. (Un temps.) File dans le cabinet de toilette. Et ne bouge pas. Retiens ton souffle. (Le nègre obéit, Lizzie attend. Coup de sonnette. Elle se signe, ramasse le bracelet et va ouvrir. Des hommes avec des fusils.)
- SCÈNE III
- LIZZIE, TROIS HOMMES.
- 1er HOMME
- Nous cherchons le nègre.
- LIZZIE
- Quel nègre ?
- 1er HOMME
- Celui qui a violé une femme dans le train et qui a blessé le neveu du sénateur à coups de rasoir.
- LIZZIE
- Nom de Dieu, c'est pas chez moi qu'il faut le chercher. (Un temps.) Vous ne me reconnaissez pas ?
- 2e HOMME
- Si, si, si. Je vous ai vue descendre du train avant-hier.
- LIZZIE
- Parfait. Parce que c'est moi qu'il a violée, comprenez-vous. (Brouhaha. Ils la regardent avec des yeux pleins de stupeur, de convoitise et d'une sorte d'horreur. Ils reculent légèrement.) S'il s'amène, il tâtera de ça. (Ils rient.)
- UN HOMME
- Vous n'avez pas envie de le voir pendre ?
- LIZZIE
- Venez me chercher quand vous l'aurez trouvé.
- UN HOMME
- Ça ne traînera pas, mon petit sucre : on sait qu'il se cache dans cette rue.
- LIZZIE
- Bonne chance.
- Ils sortent. Elle ferme la porte. Elle va déposer le revolver sur la table.
- SCÈNE IV
- LIZZIE, puis LE NÈGRE.
- LIZZIE
- Tu peux sortir. (Le nègre sort, s'agenouille el baise le bas de sa robe.) Je t'ai dit de ne pas me toucher. (Elle le regarde.) Il faut tout de même que tu sois un drôle de paroissien pour avoir toute une ville après toi.
- LE NÈGRE
- Je n'ai rien fait, madame, vous le savez bien.
- LIZZIE
- Ils disent qu'un nègre a toujours fait quelque chose.
- LE NÈGRE
- Jamais rien fait. Jamais. Jamais.
- LIZZIE, elle se passe la main sur le front.
- Je ne sais plus où j'en suis. (Un temps.) Tout de même, une ville entière, ça ne peut pas avoir complètement tort. (Un temps.) Merde ! Je n'y
- comprends plus rien.
- LE NÈGRE
- C'est comme ça, madame. C'est toujours comme ça avec les blancs.
- LIZZIE
- Toi aussi, tu te sens coupable ?
- LE NÈGRE
- Oui, madame.
- LIZZIE
- Et pourtant tu n'as rien fait.
- LE NÈGRE
- Non, madame.
- LIZZIE
- Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, pour qu'on soit toujours de leur côté ?
- LE NÈGRE
- Ce sont des blancs.
- LIZZIE
- Je suis une blanche moi aussi. (Un temps. Bruit de pas dehors.) Ils redescendent. (Elle se rapproche de lui instinctivement. Il tremble, mais il lui met la main autour des épaules. Les pas décroissent Silence.) (Elle se dégage brusquement.) Ah dis donc ? Ce qu'on est seuls ? Nous avons l'air de deux orphelins. (On sonne. Ils écoutent en silence. On sonne encore.) File dans le cabinet de toilette. (Coups dans la porte d'entrée. Le nègre se cache. Lizzie va ouvrir.)
- SCÈNE V
- FRED, LIZZIE. LIZZIE
- Tu es fou ? Pourquoi tapes-tu dans ma porte ? Non, tu n'entreras pas, tu m'en as assez fait voir. Va-t'en, va-t'en, salaud, va-t'en ! va-t'en ! (Il la repousse, ferme la porte et la prend par les épaules. Long silence.) Alors ?
- FRED
- Tu es le Diable !
- LIZZIE
- C'est pour me dire ça que tu voulais enfoncer ma porte ? Quelle tête ! D'où sors-tu ? (Un temps.) Réponds.
- FRED
- Ils ont attrapé un nègre. Ce n'était pas le bon. Ils l'ont lynché tout de même.
- LIZZIE
- Après ?
- FRED
- J'étais avec eux.
- Lizzie siffle.
- LIZZIE
- Je vois. (Un temps.) On dirait que ça te fait de l'effet de voir lyncher un nègre.
- FRED
- J'ai envie de toi.
- LIZZIE
- Quoi ?
- FRED
- Tu es le Diable ! Tu m'as jeté un sort. J'étais au milieu d'eux, mon revolver à la main et le nègre se balançait à une branche. Je l'ai regardé et j'ai pensé : j'ai envie d'elle. Ce n'est pas naturel.
- LIZZIE
- Lâche-moi. Je te dis de me lâcher.
- FRED
- Qu'est-ce qu'il y a là-dessous ? Qu'est-ce que tu m'as fait, sorcière ? Je regardais le nègre et je t'ai vue te balancer au-dessus des flammes. J'ai tiré.
- LIZZIE
- Ordure ! Lâche-moi. Lâche-moi. Tu es un assassin.
- FRED
- Qu'est-ce que tu m'as fait ? Tu colles à moi comme mes dents à mes gencives. Je te vois partout, je vois ton ventre, ton sale ventre de chienne, je sens ta chaleur dans mes mains, j'ai ton odeur dans les narines. J'ai couru jusqu'ici, je ne savais pas si c'était pour te tuer ou pour te prendre de force. Maintenant, je sais. (Il la lâche brusquement.) Je ne peux pourtant pas me damner pour une putain. (Il revient sur elle.) C'est vrai ce que tu m'as dit, ce matin ?
- LIZZIE
- Quoi ?
- FRED
- Que je t'avais donné du plaisir ?
- LIZZIE
- Laisse-moi tranquille.
- FRED
- Jure que c'est vrai. Jure-le ! (Il lui tord le poignet. On entend du bruit dans le cabinet de toilette.) Qu'est-ce que c'est ? (Il écoule.) Il y a quelqu'un ici.
- LIZZIE
- Tu es fou. Il n'y a personne.
- FRED
- Si. Dans le cabinet de toilette. (Il marche vers le cabinet de toilette.) LIZZIE
- Tu n'entreras pas.
- FRED
- Tu vois bien qu'il y a quelqu'un.
- LIZZIE
- C'est mon client d'aujourd'hui. Un type qui paie. Là. Es-tu content ?
- FRED
- Un client ? Tu n'auras plus de client. Plus jamais. Tu es à moi. (Un temps.) Je veux voir sa tête. (Il crie.) Sortez de là !
- LIZZIE, criant.
- Ne sors pas. C'est un piège.
- FRED
- Sacrée fille de putain. (Il l'écarte violemment, va vers la porte et l'ouvre. Le nègre sort.) C'est ça, ton client ?
- LIZZIE
- Je l'ai caché parce qu'on veut lui faire du mal. Ne tire pas, tu sais bien qu'il est innocent. (Fred tire son revolver. Le nègre prend brusquement son élan, le bouscule et sort. Fred lui court après. Lizzie va jusqu'à la porte d'entrée par où ils ont disparu tous les deux el se met à crier.) Il est innocent ! Il est innocent ! (Deux coups de feu, elle revient, le visage dur. Elle va à la table, prend le revolver. Fred revient. Elle se tourne vers lui, dos au public, en tenant son arme derrière son dos. Il jette la sienne sur la table.) Alors, tu l'as eu ? (Fred ne répond pas.) Bon. Eh bien, à présent, c'est ton tour. (Elle le vise avec le revolver.)
- FRED
- Lizzie ! J'ai une mère.
- LIZZIE
- Ta gueule ! On m'a déjà fait le coup.
- FRED, marchant lentement sur elle.
- Le premier Clarke a défriché toute une forêt à lui seul ; il a tué seize Indiens de sa main avant de périr dans une embuscade ; son fils a bâti presque toute cette ville ; il tutoyait Washington et il est mort à Yorktown, pour l'indépendance des États-Unis ; mon arrière-grand-père était chef des Vigilants, à San Francisco, il a sauvé vingt-deux personnes pendant le grand incendie ; mon grand-père est revenu s'établir ici, il a fait creuser le canal du Mississipi et il a été gouverneur de l'État. Mon père est sénateur ; je serai sénateur après lui : je suis son seul héritier mâle et le dernier de mon nom. Nous avons fait ce pays et son histoire est la nôtre. Il y a eu des Clarke en Alaska, aux Philippines, dans le Nouveau Mexique. Oserais-tu tirer sur toute l'Amérique ?
- LIZZIE
- Si tu avances, je te bute.
- FRED
- Tire ! Mais tire donc ! Tu vois, tu ne peux pas. Une fille comme toi ne peut pas tirer sur un homme comme moi. Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais dans le monde ? As-tu seulement connu ton grand-père ? Moi, j'ai le droit de vivre : il y a beaucoup de choses à entreprendre et l'on m'attend. Donne-moi ce revolver. (Elle le lui donne, il le met dans sa poche.) Pour ce qui est du nègre, il courait trop vite : je l'ai raté. (Un temps. Il lui entoure les épaules de son bras.) Je t'installerai sur la colline, de l'autre côté de la rivière, dans une belle maison avec un parc. Tu te promèneras dans le parc, mais je te défends de sortir : je suis très jaloux. Je viendrai te voir trois fois par semaine, à la nuit tombée : le mardi, le jeudi et pour le week-end. Tu auras des domestiques nègres et plus d'argent que tu n'en as jamais rêvé, mais il faudra me passer tous mes caprices. Et j'en aurai ! (Elle s'abandonne un peu plus dans ses bras.) C'est vrai que je t'ai donné du plaisir ? Réponds. C'est vrai ?
- LIZZIE, avec lassitude. Oui, c'est vrai.
- FRED, en lui lapant la joue.
- Allons, tout est rentré dans l'ordre. (Un temps.) Je m'appelle Fred.
- RIDEAU
- Morts sans sépulture
- Deux actes, quatre tableaux.
- PERSONNAGES
- (par ordre d'entrée en scène)
- FRANÇOIS
- SORBIER
- CANORIS
- LUCIE
- HENRI
- Serge Andreguy R.-J. Chauffard François Vibert Marie Olivier Michel Vitold
- 1er MILICIENClaude Régy
- JEAN
- CLOCHET
- LANDRIEU
- PELLERIN
- CORBIER
- 2e MILICIEN
- Décor.
- Alain Cuny Robert Moor Yves Vincent Roland Bailly Maïk
- Michel Jourdan
- 1er tableau– Un grenier et tous les objets hétéroclites qu'il peut comporter : voiture d'enfant, vieille malle, etc., et un mannequin de couturière. 2e – – Une salle de classe, avec, accroché au mur, un portrait de Pétain.
- e er 3 – –Legrenierdu1 .
- ee 4 – –Lasalledeclassedu2 .
- Costumes de maquisards et de miliciens.
- Morts sans sépulture a été présenté pour la première fois au Théâtre Antoine (Direction Simone Berriau), le 8 novembre 1946.
- PREMIER TABLEAU
- Un grenier éclairé par une lucarne. Pêle-mêle d'objets hétéroclites : des malles ; un vieux fourneau, un mannequin de couturière. Canoris el Sorbier sont assis, l'un sur une malle, l'autre sur un vieil escabeau, Lucie sur le fourneau. Ils ont les menottes. François marche de long en large. Il a aussi les menottes. Henri dort, couché par terre.
- SCÈNE I
- CANORIS, SORBIER, FRANÇOIS, LUCIE, HENRI.
- FRANÇOIS
- Allez-vous parler, à la fin ?
- SORBIER, levant la tête.
- Qu'est-ce que tu veux qu'on dise ?
- FRANÇOIS
- N'importe quoi, pourvu que ça fasse du bruit.
- Une musique vulgaire et criarde éclate soudain. C'est la radio de l'étage en dessous.
- SORBIER
- Voilà du bruit.
- FRANÇOIS
- Pas celui-là : c'est leur bruit. (Il reprend sa marche et s'arrête brusquement.) Ha !
- SORBIER
- Quoi encore ?
- FRANÇOIS
- Ils m'entendent, ils se disent : voilà le premier d'entre eux qui s'énerve.
- CANORIS
- Eh bien, ne t'énerve pas. Assieds-toi. Mets les mains sur les genoux, tes poignets te feront moins mal. Et puis tais-toi. Essaie de dormir ou réfléchis.
- FRANÇOIS
- A quoi bon ?
- Canoris hausse les épaules. François reprend sa marche.
- SORBIER
- François !
- FRANÇOIS
- Eh?
- SORBIER
- Tes souliers craquent.
- FRANÇOIS
- Je les fais craquer exprès. (Un temps. Il vient se planter devant Sorbier.) Mais à quoi pouvez-vous penser ?
- SORBIER, relevant la tête. Tuveuxquejeteledise?
- FRANÇOIS le regarde et recule un peu. Non. Ne le dis pas.
- SORBIER
- Je pense à la petite qui criait.
- LUCIE, sortant brusquement de son rêve. Quelle petite ?
- SORBIER
- La petite de la ferme. Je l'ai entendue crier, pendant qu'ils nous emmenaient. Le feu était déjà dans l'escalier.
- LUCIE
- La petite de la ferme ? Il ne fallait pas nous le dire.
- SORBIER
- Il y en a beaucoup d'autres qui sont morts. Des enfants et des femmes. Mais je ne les ai pas entendus mourir. La petite, c'est comme si elle criait encore. Je ne pouvais pas garder ses cris pour moi tout seul.
- LUCIE
- Elle avait treize ans. C'est à cause de nous qu'elle est morte.
- SORBIER
- C'est à cause de nous qu'ils sont tous morts.
- CANORIS, à François.
- Tu vois qu'il valait mieux ne pas parler.
- FRANÇOIS
- Eh bien quoi ? Nous n'allons pas faire long feu non plus. Tout à l'heure tu trouveras peut-être qu'ils ont de la veine.
- SORBIER
- Ils n'avaient pas accepté de mourir.
- FRANÇOIS
- Est-ce que j'avais accepté ? Ce n'est pas notre faute si l'affaire est manquée.
- SORBIER
- Si. C'est notre faute.
- FRANÇOIS
- Nous avons obéi aux ordres.
- SORBIER
- Oui.
- FRANÇOIS
- Ils nous ont dit : « Montez là-haut et prenez le village. » Nous leur avons dit : « C'est idiot, les Allemands seront prévenus dans les vingt-quatre heures. » Ils nous ont répondu : « Montez tout de même et prenez-le. » Alors nous avons dit : « Bon. » Et nous sommes montés. Où est la faute ?
- SORBIER
- Il fallait réussir.
- FRANÇOIS
- Nous ne pouvions pas réussir.
- SORBIER
- Je sais. Il fallait réussir tout de même. (Un temps.) Trois cents. Trois cents qui n'avaient pas accepté de mourir et qui sont morts pour rien. Ils sont couchés entre les pierres, et le soleil les noircit ; on doit les voir de toutes les fenêtres. A cause de nous. A cause de nous, dans ce village il n'y a plus que des miliciens, des murs et des pierres. Ce sera dur de crever avec ces cris dans les oreilles.
- FRANÇOIS, criant.
- Laisse-nous tranquilles avec tes morts. Je suis le plus jeune : je n'ai fait qu'obéir. Je suis innocent ! Innocent ! Innocent !
- LUCIE, doucement.
- D'un bout à l'autre de la scène précédente, elle a conservé son calme.
- François !
- FRANÇOIS, déconcerté, d'une voix molle. Quoi ?
- LUCIE
- Viens t'asseoir près de moi, mon petit frère. (Il hésite. Elle répète plus doucement encore.) Viens ! (Il s'assied. Elle lui passe maladroitement ses mains enchaînées sur le visage.) Comme tu as chaud ! Où est ton mouchoir ?
- FRANÇOIS
- Dans ma poche. Je ne peux pas l'attraper.
- LUCIE
- Dans cette poche-ci ?
- FRANÇOIS
- Oui.
- Lucie plonge une main dans la poche du veston, en retire péniblement un mouchoir et lui essuie le visage.
- LUCIE
- Tu es en nage et tu trembles : il ne faut pas marcher si longtemps.
- FRANÇOIS
- Si je pouvais ôter ma veste...
- LUCIE
- N'y pense pas puisque c'est impossible. (Il tire sur ses menottes.) Non, n'espère pas les rompre. L'espoir fait mal. Tiens-toi tranquille, respire doucement, fais le mort ; je suis morte et calme, je m'économise.
- FRANÇOIS
- Pour quoi faire ? Pour pouvoir crier plus fort tout à l'heure. Quelles économies de bouts de chandelles. Il reste si peu de temps ; je voudrais être partout à la fois.
- Il veut se lever.
- LUCIE
- Reste là.
- FRANÇOIS
- Il faut que je tourne en rond. Dès que je m'arrête, c'est ma pensée qui se met à tourner. Je ne veux pas penser.
- LUCIE
- Pauvre petit.
- FRANÇOIS, il se laisse glisser
- aux genoux de Lucie.
- Lucie, tout est si dur. Je ne peux pas regarder vos visages : ils me font peur.
- LUCIE
- Mets ta tête sur mes genoux. Oui, tout est si dur et toi tu es si petit. Si quelqu'un pouvait encore te sourire, en disant : mon pauvre petit. Autrefois je prenais tes chagrins en charge. Mon pauvre petit... mon pauvre petit... (Elle se redresse brusquement.) Je ne peux plus. L'angoisse m'a séchée. Je ne peux plus pleurer.
- FRANÇOIS
- Ne me laisse pas seul. Il me vient des idées dont j'ai honte.
- LUCIE
- Écoute. Il y a quelqu'un qui peut t'aider... Je ne suis pas tout à fait seule... (Un temps.) Jean est avec moi, si tu pouvais...
- FRANÇOIS
- Jean ?
- LUCIE
- Ils ne l'ont pas pris. Il descend vers Grenoble. C'est le seul de nous qui vivra demain.
- FRANÇOIS
- Après ?
- LUCIE
- Il ira trouver les autres, ils recommenceront le travail ailleurs. Et puis, la guerre finira, ils vivront à Paris, tranquillement, avec de vraies photos sur de vraies cartes et les gens les appelleront par leurs vrais noms.
- FRANÇOIS
- Eh bien ? Il a eu de la veine. Qu'est-ce que cela peut me faire ?
- LUCIE
- Il descend à travers la forêt. Il y a des peupliers, en bas, le long de la route. Il pense à moi. Il n'y a plus que lui au monde pour penser à moi avec cette douceur. A toi aussi ; il pense. Il pense que tu es un pauvre petit. Essaie de te voir avec ses yeux. Il peut pleurer.
- Elle pleure.
- FRANÇOIS
- Toi aussi tu peux pleurer.
- LUCIE
- Je pleure avec ses larmes.
- Un temps. François se lève brusquement.
- FRANÇOIS
- Assez joué. Je finirais par le haïr.
- LUCIE
- Tu l'aimais pourtant.
- FRANÇOIS
- Pas comme tu l'aimais.
- LUCIE
- Non. Pas comme je l'aimais.
- Des pas dans le couloir. La porte s'ouvre. Lucie se lève brusquement. Le milicien les regarde, puis il referme la porte.
- SORBIER, haussant les épaules.
- Ils s'amusent. Pourquoi t'es-tu levée ?
- LUCIE, se rasseyant.
- Je croyais qu'ils venaient nous chercher.
- CANORIS
- Ils ne viendront pas de sitôt.
- LUCIE
- Pourquoi pas ?
- CANORIS
- Ils commettent une erreur : ils croient que l'attente démoralise.
- SORBIER
- Est-ce une erreur ? Ce n'est pas drôle d'attendre quand on se fait des idées.
- CANORIS
- Bien sûr. Mais d'un autre côté tu as le temps de te reprendre. Moi, la première fois, c'était en Grèce, sous Metaxas. Ils sont venus m'arrêter à quatre heures du matin. S'ils m'avaient un peu poussé, j'aurais parlé. Par étonnement. Ils ne m'ont rien demandé. Dix jours après, ils ont employé les grands moyens, mais c'était trop tard : ils avaient manqué l'effet de surprise.
- SORBIER
- Ils t'ont cogné dessus ? CANORIS
- Dame !
- SORBIER
- A coups de poings ?
- CANORIS
- A coups de poings, à coups de pied.
- SORBIER
- Tu... avais envie de parler ?
- CANORIS
- Non. Tant qu'ils cognent ça peut aller.
- SORBIER
- Ah ?... Ah, ça peut aller... (Un temps.) Mais quand ils tapent sur les tibias ou sur les coudes ?
- CANORIS
- Non, non. Ça peut aller. (Doucement.) Sorbier.
- SORBIER
- Quoi ?
- CANORIS
- Il ne faut pas avoir peur d'eux. Ils n'ont pas d'imagination.
- SORBIER
- C'est de moi que j'ai peur.
- CANORIS
- Mais pourquoi ? Nous n'avons rien à dire. Tout ce que nous savons, ils le savent. Écoutez ! (Un temps.) Ce n'est pas du tout comme on se le figure.
- FRANÇOIS
- Comment est-ce ?
- CANORIS
- Je ne pourrais pas te le dire. Tiens, par exemple, le temps m'a paru court. (Il rit.) J'avais les dents si serrées que je suis resté trois heures sans pouvoir ouvrir la bouche. C'était à Nauplie. Il y avait un type qui portait des bottines à l'ancienne. Pointues du bout. Il me les envoyait dans la figure. Des femmes chantaient sous la fenêtre : j'ai retenu le chant.
- SORBIER
- A Nauplie ? En quelle année ?
- CANORIS En 36.
- SORBIER
- Eh bien, j'y suis passé. J'étais venu de Grèce sur le Théophile-Gautier. Je faisais du camping. J'ai vu la prison ; il y a des figuiers de Barbarie contre les murs. Alors tu étais là-dedans et moi j'étais dehors ? (Il rit.) C'est marrant.
- CANORIS C'est marrant.
- SORBIER, brusquement. Et s'ils te fignolent ?
- CANORIS
- Hé?
- SORBIER
- S'ils te fignolent avec leurs appareils ? (Canoris hausse les épaules.) Je me figure que je me défendrais par la modestie. A chaque minute je me dirais : je tiens le coup encore une minute. Est-ce que c'est une bonne méthode ?
- CANORIS
- Il n'y a pas de méthode.
- SORBIER
- Mais comment ferais-tu, toi ?
- LUCIE
- Vous ne pourriez pas vous taire ? Regardez le petit : est-ce que vous croyez que vous lui donnez du courage ? Attendez donc un peu, ils se chargeront de vous renseigner.
- SORBIER
- Lâche-nous ! Qu'il se bouche les oreilles, s'il ne veut pas entendre.
- LUCIE
- Et moi, faut-il aussi que je me bouche les oreilles ? Je n'aime pas vous entendre parce que j'ai peur de vous mépriser. Avez-vous besoin de tous ces mots pour vous donner du courage ? J'ai vu mourir des bêtes et je voudrais mourir comme elles : en silence !
- SORBIER
- Qui t'a parlé de mourir ? On cause sur ce qu'ils vont nous faire avant. Il faut bien qu'on s'y prépare.
- LUCIE
- Je ne veux pas m'y préparer. Pourquoi vivrais-je deux fois ces heures qui vont venir ? Regardez Henri : il dort. Pourquoi ne pas dormir ?
- SORBIER
- Dormir ? Et ils viendront me réveiller en me secouant ? Je ne veux pas. Je n'ai pas de temps à perdre.
- LUCIE
- Alors pense à ce que tu aimes. Moi, je pense à Jean, à ma vie, au petit, quand il était malade et que je le soignais dans un hôtel d'Arcachon. Il y avait des pins et de grandes vagues vertes que je voyais de ma fenêtre.
- SORBIER, ironiquement.
- Des vagues vertes, vraiment ? Je te dis que je n'ai pas de temps à perdre.
- LUCIE
- Sorbier, je ne te reconnais pas.
- SORBIER, confus.
- Ça va ! Ce sont les nerfs : j'ai des nerfs de pucelle. (Il se lève et va vers elle.) Chacun se défend à sa manière. Moi, je ne vaux rien quand on me prend au dépourvu. Si je pouvais ressentir la douleur par avance – juste un petit peu, pour la reconnaître au passage – je serais plus sûr de moi. Ce n'est pas ma faute ; j'ai toujours été minutieux. (Un temps.) Je t'aime bien, tu sais. Mais je me sens seul. (Un temps.) Si tu veux que je me taise...
- FRANÇOIS
- Laisse-les parler. Ce qui compte, c'est le bruit qu'ils font.
- LUCIE
- Faites ce que vous voudrez.
- Un silence.
- SORBIER, à voix plus basse.
- Hé, Canoris ! (Canoris lève la tête.) Tu en as rencontré, toi, des gens qui avaient mangé le morceau ?
- CANORIS
- Oui, j'en ai rencontré.
- SORBIER
- Alors ?
- CANORIS
- Qu'est-ce que ça peut te faire puisque nous n'avons rien à dire.
- SORBIER
- Je veux savoir. Est-ce qu'ils se supportaient ?
- CANORIS
- Ça dépend. Il y en a un qui s'est tiré dans la figure avec un fusil de chasse : il n'a réussi qu'à s'aveugler. Je le rencontrais quelquefois dans les rues du Pirée, conduit par une Arménienne. Il pensait qu'il avait payé. Chacun décide s'il a payé ou non. Nous en avons descendu un autre dans une foire, au moment où il s'achetait des loukoums. Depuis qu'il était sorti de prison il s'était mis à aimer les loukoums, parce que c'était sucré.
- SORBIER
- Le veinard.
- CANORIS
- Hum !
- SORBIER
- Si je lâchais le paquet, ça m'étonnerait que je me console avec du sucre.
- CANORIS
- On dit ça. On ne peut pas savoir avant d'y avoir passé.
- SORBIER
- De toute façon je ne crois pas que je m'aimerais beaucoup après. Je pense que j'irais décrocher le fusil de chasse.
- FRANÇOIS
- Moi, je préfère les loukoums.
- SORBIER
- François !
- FRANÇOIS
- Quoi ! François ? Est-ce que vous m'avez prévenu quand je suis venu vous trouver ? Vous m'avez dit : la Résistance a besoin d'hommes, vous ne m'avez pas dit qu'elle avait besoin de héros. Je ne suis pas un héros, moi, je ne suis pas un héros ! Je ne suis pas un héros ! J'ai fait ce qu'on m'a dit : j'ai distribué des tracts et transporté des armes, et vous disiez que j'étais toujours de bonne humeur. Mais personne ne m'a renseigné sur ce qui m'attendait au bout. Je vous jure que je n'ai jamais su à quoi je m'engageais.
- SORBIER
- Tu le savais. Tu savais que René avait été torturé.
- FRANÇOIS
- Je n'y pensais jamais. (Un temps.) La petite qui est morte, vous la plaignez, vous dites : c'est à cause de nous qu'elle est morte. Et moi, si je parlais, quand ils me brûleront avec leurs cigares, vous diriez : c'est un lâche et vous me tendriez un fusil de chasse, à moins que vous ne me tiriez dans le dos. Pourtant, je n'ai que deux ans de plus qu'elle.
- SORBIER
- Je parlais pour moi.
- CANORIS, s'approchant de François.
- Tu n'as plus aucun devoir, François. Ni devoir, ni consigne. Nous ne savons rien, nous n'avons rien à taire. Que chacun se débrouille pour ne pas
- trop souffrir. Les moyens n'ont pas d'importance.
- François se calme peu à peu mais il reste prostré. Lucie le serre contre elle.
- SORBIER
- Les moyens n'ont pas d'importance... Évidemment. Crie, pleure, supplie, demande-leur pardon, fouille dans ta mémoire pour trouver quelque chose à leur avouer, quelqu'un à leur livrer : qu'est-ce que ça peut faire : il n'y a pas d'enjeu ; tu ne trouveras rien à dire, toutes les petites saletés demeureront strictement confidentielles. Peut-être que c'est mieux ainsi. (Un temps.) Je n'en suis pas sûr.
- CANORIS
- Qu'est-ce que tu voudrais ? Savoir un nom ou une date, pour pouvoir les leur refuser ?
- SORBIER
- Je ne sais pas. Je ne sais même pas si je pourrais me taire.
- CANORIS
- Alors ?
- SORBIER
- Je voudrais me connaître. Je savais qu'ils finiraient par me prendre et que je serais, un jour, au pied du mur, en face de moi, sans recours. Je me disais, tiendras-tu le coup ? C'est mon corps qui m'inquiète, comprends-tu ? J'ai un sale corps mal foutu avec des nerfs de femme. Eh bien, le moment est venu, ils vont me travailler avec leurs instruments. Mais je suis volé : je vais souffrir pour rien, je mourrai sans savoir ce que je vaux.
- La musique s'arrête. Ils sursautent et prêtent l'oreille.
- HENRI, se réveillant brusquement.
- Qu'est-ce que c'est ? (Un temps.) La polka est finie, c'est à nous de danser, j'imagine. (La musique reprend.) Fausse alerte. C'est curieux qu'ils aiment tant la musique. (Il se lève.) Je rêvais que je dansais, à Schéhérazade. Vous savez, Schéhérazade, à Paris. Je n'y ai jamais été. (Il se réveille lentement.) Ah, vous voilà... vous voilà... Tu veux danser, Lucie ?
- LUCIE
- Non.
- HENRI
- Est-ce que les poignets vous font mal à vous aussi ? La chair a dû gonfler pendant que je dormais. Quelle heure est-il ?
- CANORIS
- Trois heures.
- LUCIE
- Cinq heures.
- SORBIER
- Six heures.
- CANORIS
- Nous ne savons pas.
- HENRI
- Tu avais une montre.
- CANORIS
- Ils l'ont cassée sur mon poignet. Ce qui est sûr, c'est que tu as dormi longtemps.
- HENRI
- C'est du temps qu'on m'a volé. (A Canoris.) Aide-moi. (Canoris lui fait la courte échelle ; Henri se hisse jusqu'à la lucarne.) Il est cinq heures au soleil ; c'est Lucie qui avait raison. (Il redescend.) La mairie brûle encore. Alors tu ne veux pas danser ? (Un temps.) Je hais cette musique.
- CANORIS, avec indifférence. Bah !
- HENRI
- On doit l'entendre de la ferme.
- CANORIS
- Il n'y a plus personne pour l'entendre.
- HENRI
- Je sais. Elle entre par la fenêtre, elle tourne au-dessus des cadavres. La musique, le soleil : tableau. Et les corps sont tout noirs. Ah ! nous avons
- bien manqué notre coup. (Un temps.) Qu'est-ce qu'il a le petit ?
- LUCIE
- Il n'est pas bien. Voilà huit jours qu'il n'a pas fermé l'œil. Comment as-tu fait pour dormir ?
- HENRI
- C'est venu de soi-même. Je me suis senti si seul que ça m'a donné sommeil. (Il rit.) Nous sommes oubliés de la terre entière. (S'approchant de François.) Pauvre môme... (Il lui caresse les cheveux puis s'arrête brusquement. A Canoris.) Où est notre faute ?
- CANORIS
- Je ne sais pas. Qu'est-ce que cela peut faire ?
- HENRI
- Il y a eu faute : je me sens coupable.
- SORBIER
- Toi aussi ? Ah ! je suis bien content : je me croyais seul.
- CANORIS
- Oh ! bon : moi aussi, je me sens coupable. Et qu'est-ce que cela change ?
- HENRI
- Je n'aurais pas voulu mourir en faute.
- CANORIS
- Ne te casse donc pas la tête : je suis sûr que les copains ne nous reprocheront rien.
- HENRI
- Je me fous des copains. C'est à moi seul que je dois des comptes à présent.
- CANORIS, choqué, sèchement.
- Alors ? C'est un confesseur que tu veux ?
- HENRI
- Au diable, le confesseur. C'est à moi seul que je dois des comptes à présent. (Un temps, comme à lui-même.) Les choses n'auraient pas dû tourner de cette manière. Si je pouvais trouver cette faute...
- CANORIS
- Tu serais bien avancé.
- HENRI
- Je pourrais la regarder en face et me dire : voilà pourquoi je meurs. Bon Dieu ! un homme ne peut pas crever comme un rat, pour rien et sans faire ouf.
- CANORIS, haussant les épaules. Bah !
- SORBIER
- Pourquoi hausses-tu les épaules ? Il a le droit de sauver sa mort, c'est tout ce qui lui reste.
- CANORIS
- Bien sûr. Qu'il la sauve, s'il peut.
- HENRI
- Merci de la permission. (Un temps.) Tu ferais aussi bien de t'occuper de sauver la tienne : nous n'avons pas trop de temps.
- CANORIS
- La mienne ? Pourquoi ? A qui cela servirait-il ? C'est une affaire strictement personnelle.
- HENRI
- Strictement personnelle. Oui. Après ?
- CANORIS
- Je n'ai jamais pu me passionner pour les affaires personnelles. Ni pour celles des autres ni pour les miennes.
- HENRI, sans l'écouter.
- Si seulement je pouvais me dire que j'ai fait ce que j'ai pu. Mais c'est sans doute trop demander. Pendant trente ans, je me suis senti coupable. Coupable parce que je vivais. A présent, il y a les maisons qui brûlent par ma faute, il y a ces morts innocents et je vais mourir coupable. Ma vie n'a été qu'une erreur.
- Canoris se lève et va vers lui.
- CANORIS
- Tu n'es pas modeste, Henri.
- HENRI
- Quoi ?
- CANORIS
- Tu te fais du mal parce que tu n'es pas modeste. Moi, je crois qu'il y a beau temps que nous sommes morts : au moment précis où nous avons cessé d'être utiles. A présent il nous reste un petit morceau de vie posthume, quelques heures à tuer. Tu n'as plus rien à faire qu'à tuer le temps et à bavarder avec tes voisins. Laisse-toi aller, Henri, repose-toi. Tu as le droit de te reposer puisque nous ne pouvons plus rien faire ici. Repose-toi : nous ne comptons plus, nous sommes des morts sans importance. (Un temps.) C'est la première fois que je me reconnais le droit de me reposer.
- HENRI
- C'est la première fois depuis trois ans que je me retrouve en face de moi-même. On me donnait des ordres. J'obéissais. Je me sentais justifié. A présent personne ne peut plus me donner d'ordres et rien ne peut plus me justifier. Un petit morceau de vie en trop : oui. Juste le temps qu'il faut pour m'occuper de moi. (Un temps.) Canoris, pourquoi mourrons-nous ?
- CANORIS
- Parce qu'on nous avait chargés d'une mission dangereuse et que nous n'avons pas eu de chance.
- HENRI
- Oui : c'est ce que penseront les copains, c'est ce qu'on dira dans les discours officiels. Mais toi, qu'est-ce que tu en penses ?
- CANORIS
- Je ne pense rien. Je vivais pour la cause et j'ai toujours prévu que j'aurais une mort comme celle-ci.
- HENRI
- Tu vivais pour la cause, oui. Mais ne viens pas me dire que tu meurs pour elle. Peut-être, si nous avions réussi et si nous étions morts à l'ouvrage, peut-être alors... (Un temps.) Nous mourrons parce qu'on nous a donné des ordres idiots, parce que nous les avons mal exécutés et notre mort n'est utile à personne. La cause n'avait pas besoin qu'on attaque ce village. Elle n'en avait pas besoin parce que le projet était irréalisable. La cause ne donne jamais d'ordre, elle ne dit jamais rien ; c'est nous qui décidons de ses besoins. Ne parlons pas de la cause. Pas ici. Tant qu'on peut travailler pour elle, ça va. Après il faut se taire et surtout ne pas s'en servir pour notre consolation personnelle. Elle nous a rejetés parce que nous sommes inutilisables : elle en trouvera d'autres pour la servir : à Tours, à Lille, à Carcassonne, des femmes sont en train de faire les enfants qui nous remplaceront. Nous avons essayé de justifier notre vie et nous avons manqué notre coup. A présent nous allons mourir et nous ferons des morts injustifiables.
- CANORIS, avec indifférence.
- Si tu veux. Rien de ce qui se passe entre ces quatre murs n'a d'importance. Espère ou désespère : il n'en sortira rien.
- Un temps.
- HENRI
- Si seulement il nous restait quelque chose à entreprendre. N'importe quoi. Ou quelque chose à leur cacher... Bah ! (Un temps.) (A Canoris.) Tu as une femme, toi ?
- CANORIS
- Oui. En Grèce.
- HENRI
- Tu peux penser à elle ?
- CANORIS
- J'essaie. C'est loin.
- HENRI, à Sorbier. Et toi ?
- SORBIER
- J'ai mes vieux. Ils me croient en Angleterre. Je suppose qu'ils se mettent à table : ils dînent tôt. Si je pouvais me dire qu'ils vont sentir, tout d'un coup, un petit pincement au cœur, quelque chose comme un pressentiment... Mais je suis sûr qu'ils sont tout à fait tranquilles. Ils vont m'attendre pendant des années, de plus en plus tranquillement, et je mourrai dans leur cœur sans qu'ils s'en aperçoivent. Mon père doit parler du jardin. Il parlait toujours du jardin, à dîner. Tout à l'heure, il ira arroser ses choux. (Il soupire.) Pauvre vieux ! Pourquoi penserais-je à eux ? Ça n'aide pas.
- HENRI
- Non. Ça n'aide pas. (Un temps.) Tout de même, je préférerais que mes vieux vivent encore. Je n'ai personne.
- SORBIER
- Personne au monde ?
- HENRI
- Personne.
- LUCIE, vivement.
- Tu es injuste. Tu as Jean. Nous avons tous Jean. C'était notre chef et il pense à nous.
- HENRI
- Il pense à toi parce qu'il t'aime.
- LUCIE
- A nous tous.
- HENRI, doucement.
- Lucie ! Est-ce que nous parlions beaucoup de nos morts ? Nous n'avions pas le temps de les enterrer, même dans nos cœurs. (Un temps.) Non. Je ne manque nulle part, je ne laisse pas de vide. Les métros sont bondés, les restaurants combles, les têtes bourrées à craquer de petits soucis. J'ai glissé hors du monde et il est resté plein. Comme un œuf. Il faut croire que je n'étais pas indispensable. (Un temps.) J'aurais voulu être indispensable. A quelque chose ou à quelqu'un. (Un temps.) A propos, Lucie, je t'aimais. Je te le dis à présent parce que ça n'a plus
- d'importance.
- LUCIE
- Non. Ça n'a plus d'importance.
- HENRI
- Et voilà. (Il rit.) C'était vraiment tout à fait inutile que je naisse. La porte s'ouvre. Des miliciens entrent.
- SORBIER
- Bonjour. (A Henri.) Ils nous ont fait le coup trois fois pendant que tu dormais.
- LE MILICIEN
- C'est toi qui te fais appeler Sorbier ?
- Un silence.
- SORBIER
- C'est moi.
- LE MILICIEN
- Suis-nous.
- Nouveau silence.
- SORBIER
- Après tout, j'aime autant qu'ils commencent par moi. (Un temps. Il marche vers la porte.) Je me demande si je vais me connaître. (Au moment de sortir.) C'est l'heure où mon père arrose ses choux.
- SCÈNE II
- LES MÊMES, moins SORBIER.
- Encore un long silence.
- HENRI, à Canoris. Donne-moi une cigarette.
- CANORIS
- Ils me les ont prises.
- HENRI
- Tant pis.
- La musique joue une java.
- Eh bien, dansons, puisqu'ils veulent qu'on danse, Lucie ?
- LUCIE
- Je t'ai dit que non.
- HENRI
- Comme tu veux. Les danseuses ne manquent pas.
- Il s'approche du mannequin, lève ses mains enchaînées el les fait glisser le long des épaules el des flancs du mannequin. Puis il se met à danser en le tenant serré contre lui. La musique cesse, Henri s'arrête, repose le mannequin et relève lentement les bras pour se dégager.
- Ils ont commencé.
- Ils écoutent.
- CANORIS
- Tu entends quelque chose ?
- HENRI
- Rien.
- FRANÇOIS
- Qu'est-ce que tu crois qu'ils lui font ?
- CANORIS
- Je ne sais pas. (Un temps.) Je voudrais qu'il tienne le coup. Sinon, il va se faire beaucoup plus de mal qu'ils ne lui en feront.
- HENRI
- Il tiendra forcément le coup.
- CANORIS
- Je veux dire : de l'intérieur. C'est plus difficile quand on n'a rien à dire.
- Un temps.
- HENRI
- Il ne crie pas, c'est déjà ça.
- FRANÇOIS
- Peut-être qu'ils l'interrogent, tout simplement.
- CANORIS
- Penses-tu !
- Sorbier hurle. Ils sursautent.
- LUCIE, voix rapide et trop naturelle.
- A présent Jean doit être arrivé à Grenoble. Je serais étonnée qu'il ait mis plus de quinze heures. Il doit se sentir drôle : la ville est calme, il y a des gens aux terrasses des cafés et le Vercors n'est plus qu'un songe. (La voix de Sorbier enfle. Celle de Lucie monte.) Il pense à nous, il entend la radio par les fenêtres ouvertes, le soleil brille sur les montagnes, c'est une belle après-midi d'été. (Cris plus forts.) Ha ! (Elle se laisse tomber sur une malle et sanglote en répétant :) Une belle après-midi d'été.
- HENRI, à Canoris. Je ne crierai pas.
- CANORIS
- Tu auras tort. Ça soulage.
- HENRI
- Je ne pourrais pas supporter l'idée que vous m'entendez et qu'elle pleure au-dessus de ma tête.
- François se met à trembler.
- FRANÇOIS, au bord de la crise.
- Je ne crois pas... je ne crois pas...
- Pas dans le couloir.
- CANORIS
- Tais-toi, petit, les voilà.
- HENRI
- A qui le tour ?
- CANORIS
- A toi ou à moi. Ils garderont la fille et le môme pour la fin. (La clé tourne dans la serrure.) Je voudrais que ce fût à moi. Je n'aime pas les cris des autres.
- La porte s'ouvre, on pousse Jean dans la pièce. Il n'a pas de menottes.
- SCÈNE III
- LES MÊMES, plus JEAN.
- Il cligne des yeux en rentrant pour s'accommoder à la pénombre. Tous se sont tournés vers lui. Le milicien sort en fermant la porte derrière lui.
- LUCIE
- Jean !
- JEAN
- Tais-toi. Ne prononce pas mon nom. Viens là contre le mur : ils nous regardent peut-être par une fente de la porte. (Il la regarde.) Te voilà ! Te voilà ! Je pensais ne jamais te revoir. Qui est là ?
- CANORIS
- Canoris.
- HENRI
- Henri.
- JEAN
- Je vous distingue mal. Pierre et Jacques sont...?
- HENRI Oui.
- JEAN
- Le môme est là aussi ? Pauvre gosse. (D'une voix basse et rapide.) J'espérais que vous étiez morts.
- HENRI, riant.
- Nous avons fait de notre mieux.
- JEAN
- Je m'en doute. (A Lucie.) Qu'as-tu ?
- LUCIE
- Oh ! Jean, tout est fini. Je me disais : il est à Grenoble, il marche dans les rues, il regarde les montagnes... Et... et... à présent tout est fini.
- JEAN
- Ne chiale pas. J'ai toutes les chances de m'en sortir.
- HENRI
- Comment est-ce qu'ils t'ont eu ?
- JEAN
- Ils ne m'ont pas encore. Je suis tombé sur une de leurs patrouilles tout en bas, sur la route de Verdone. J'ai dit que j'étais de Cimiers ; c'est un petit bourg dans la vallée. Ils m'ont ramené ici, le temps d'aller voir si j'ai dit vrai.
- LUCIE
- Mais à Cimiers, ils vont...
- JEAN
- J'ai des copains, là-bas, qui savent ce qu'ils ont à dire. Je m'en tirerai. (Un temps.) Il faut que je m'en tire ; les copains ne sont pas prévenus.
- HENRI siffle.
- En effet. (Un temps.) Eh bien, qu'en dis-tu ? L'avons-nous assez manqué, notre coup ?
- JEAN
- Nous recommencerons ailleurs.
- HENRI
- Toi, tu recommenceras.
- Des pas dans le couloir.
- CANORIS
- Éloignez-vous de lui. Il ne faut pas qu'ils nous voient lui parler.
- JEAN
- Qu'est-ce que c'est ?
- HENRI
- C'est Sorbier qu'ils ramènent.
- JEAN
- Ah ! ils ont...
- HENRI
- Oui. Ils ont commencé par lui.
- Des miliciens entrent en soutenant Sorbier qui s'affaisse contre une malle. Les miliciens sortent.
- SCÈNE IV
- LES MÊMES, plus SORBIER.
- SORBIER, sans voir Jean. M'ont-ils gardé longtemps ?
- HENRI
- Une demi-heure.
- SORBIER
- Une demi-heure ? Tu avais raison, Canoris. Le temps passe vite. M'avez-vous entendu crier ? (Ils ne répondent pas.) Naturellement, vous m'avez entendu ?
- FRANÇOIS
- Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
- SORBIER
- Tu verras. Tu verras bien. Il ne faut pas être si pressé.
- FRANÇOIS
- Est-ce que c'est... très dur ?
- SORBIER
- Je ne sais pas. Mais voici ce que je peux t'apprendre ; ils m'ont demandé où était Jean et si je l'avais su je le leur aurais dit. (Il rit.) Vous voyez : je me connais à présent. (Ils se taisent.) Qu'y a-t-il ? (Il suit leur regard. Il voit Jean, collé contre le mur, les bras écartés.) Qui est là ? C'est Jean ?
- HENRI, vivement.
- Tais-toi. Ils le prennent pour un gars de Cimiers.
- SORBIER
- Pour un gars de Cimiers ? (Il soupire.) C'est bien ma veine.
- HENRI, surpris. Qu'est-ce que tu dis ?
- SORBIER
- Je dis : c'est bien ma veine. A présent, j'ai quelque chose à leur cacher.
- HENRI, presque joyeusement.
- C'est vrai. A présent, nous avons tous quelque chose à leur cacher.
- SORBIER
- Je voudrais qu'ils m'aient tué.
- CANORIS
- Sorbier ! Je te jure que tu ne parleras pas. Tu ne pourras pas parler.
- SORBIER
- Je te dis que je livrerais ma mère. (Un temps.) C'est injuste qu'une minute suffise à pourrir toute une vie.
- CANORIS, doucement.
- Il faut beaucoup plus d'une minute. Crois-tu qu'un moment de faiblesse puisse pourrir cette heure où tu as décidé de tout quitter pour venir avec
- nous ? Et ces trois ans de courage et de patience ? Et le jour où tu as porté, malgré ta fatigue, le fusil et le sac du petit ?
- SORBIER
- Te casse pas la tête. A présent je sais. Je sais ce que je suis pour de vrai.
- CANORIS
- Pour de vrai ? Pourquoi serais-tu plus vrai aujourd'hui, quand ils te frappent, qu'hier quand tu refusais de boire pour donner ta part à Lucie ? Nous ne sommes pas faits pour vivre toujours aux limites de nous-mêmes. Dans les vallées aussi il y a des chemins.
- SORBIER
- Bon. Eh bien, si je mangeais le morceau, tout à l'heure, est-ce que tu pourrais encore me regarder dans les yeux ?
- CANORIS
- Tu ne mangeras pas le morceau.
- SORBIER
- Mais si je le faisais ? (Silence de Canoris.) Tu vois bien. (Un temps, il rit.) Il y a des types qui mourront dans leur lit, la conscience tranquille. Bons fils, bons époux, bons citoyens, bons pères... Ha ! ce sont des lâches comme moi et ils ne le sauront jamais. Ils ont de la chance. (Un temps.) Mais faites-moi taire ! Qu'attendez-vous pour me faire taire ?
- HENRI
- Sorbier, tu es le meilleur d'entre nous.
- SORBIER
- Ta gueule !
- Des pas dans le couloir. Ils se taisent. La porte s'ouvre.
- LE MILICIEN
- Le Grec, où est-il ?
- CANORIS
- C'est moi !
- LE MILICIEN
- Amène-toi.
- Canoris sort avec le milicien.
- SCÈNE V
- LES MÊMES, moins CANORIS.
- JEAN
- C'est pour moi qu'il va souffrir.
- HENRI
- Autant que ce soit pour toi. Sinon ce serait pour rien.
- JEAN
- Quand il reviendra, comment pourrai-je supporter son regard ? (A Lucie.) Dis-moi, est-ce que tu me hais ?
- LUCIE
- Ai-je l'air de te haïr ?
- JEAN
- Donne-moi ta main. (Elle lui tend ses deux mains enchaînées.) J'ai honte de n'avoir pas de menottes. Tu es là ! Je me disais : au moins tout est fini pour elle. Finie la peur, finies la faim et la douleur. Et tu es là ! Ils viendront te chercher et ils te ramèneront en te portant à moitié.
- LUCIE
- Il n'y aura dans mes yeux que de l'amour !
- JEAN
- Il faudra que j'entende tes cris.
- LUCIE
- J'essaierai de ne pas crier.
- JEAN
- Mais le gosse criera. Il criera, j'en suis sûr.
- FRANÇOIS
- Tais-toi ! Tais-toi ! Taisez-vous tous ! Est-ce que vous voulez me rendre fou ? Je ne suis pas un héros et je ne veux pas qu'on me martyrise à ta place !
- LUCIE
- François !
- FRANÇOIS
- Fichez-moi la paix : je ne couche pas avec lui. (A Jean.) Moi, je te hais, si tu veux le savoir. Un temps.
- JEAN
- Tu as raison.
- Il va vers la porte.
- HENRI
- Hé là ! Qu'est-ce que tu fais ?
- JEAN
- Je n'ai pas l'habitude d'envoyer mes gars se faire casser la gueule à ma place.
- HENRI
- Qui préviendra les copains ?
- Jean s'arrête.
- FRANÇOIS
- Laisse-le faire ! S'il veut se dénoncer. Tu n'as pas le droit de l'en empêcher.
- HENRI, à Jean, sans se soucier de François.
- Ce sera du beau, quand ils s'amèneront par ici en croyant que nous tenons le village. (Jean revient sur ses pas, la tête basse. Il s'assoit.)
- Donne-moi plutôt une cigarette. (Jean lui donne une cigarette.) Donnes-en une aussi au petit.
- FRANÇOIS
- Laisse-moi tranquille.
- Il remonte vers le fond.
- HENRI
- Allume-la. (Jean la lui allume. Henri en tire deux bouffées puis a un ou deux sanglots nerveux.) Ne t'inquiète pas. J'aime fumer mais je ne savais pas que cela pouvait faire autant de plaisir. Combien t'en reste-t-il ?
- JEAN
- Une.
- HENRI, à Sorbier.
- Tiens. (Sorbier prend la cigarette sans mol dire et tire quelques bouffées, puis il la rend. Henri se tourne vers Jean.) Je suis content que tu sois là. D'abord tu m'as donné une cigarette et puis tu seras notre témoin, c'est glacial. Tu iras voir les parents de Sorbier et tu écriras à la femme de Canoris.
- LUCIE
- Demain, tu descendras vers la ville ; tu emporteras dans tes yeux mon dernier visage vivant, tu seras le seul au monde à le connaître. Il ne faudra pas l'oublier. Moi, c'est toi. Si tu vis, je vivrai.
- JEAN
- L'oublier.
- Il s'avance vers elle. On entend des pas.
- HENRI
- Reste où tu es et tais-toi : ils viennent. C'est mon tour, il faut que je me presse, sans quoi je n'aurais pas le temps de finir. Écoute ! si tu n'étais pas venu, nous aurions souffert comme des bêtes, sans savoir pourquoi. Mais tu es là, et tout ce qui va se passer à présent aura un sens. On va lutter. Pas pour toi seul, pour tous les copains. Nous avons manqué notre coup mais nous pourrons peut-être sauver la face. (Un temps.) Je croyais être tout à fait inutile, mais je vois maintenant qu'il y a quelque chose à quoi je suis nécessaire : avec un peu de chance, je pourrai peut- être me dire que je ne meurs pas pour rien.
- La porte s'ouvre. Canoris paraît, soutenu par deux miliciens.
- SORBIER
- Il n'a pas crié, lui.
- RIDEAU
- DEUXIÈME TABLEAU
- Une salle d'école. Bancs et pupitres. Murs crépis en blanc. Au mur du fond, carte d'Afrique et portrait de Pétain. Un tableau noir. A gauche une fenêtre. Au fond une porte. Poste de radio sur une tablette, près de la fenêtre.
- SCÈNE I
- CLOCHET, PELLERIN, LANDRIEU. CLOCHET
- On passe au suivant ?
- LANDRIEU
- Une minute. Qu'on prenne le temps de bouffer.
- CLOCHET
- Bouffez si vous voulez. Je pourrais peut-être en interroger un pendant ce temps-là.
- LANDRIEU
- Non, ça te ferait trop plaisir. Tu n'as donc pas faim ?
- CLOCHET
- Non.
- LANDRIEU, à Pellerin.
- Clochet qui n'a pas faim ! (A Clochet.) Il faut que tu sois malade ?
- CLOCHET
- Je n'ai pas faim quand je travaille.
- Il va à la radio el tourne le bouton.
- PELLERIN
- Ne nous casse pas la tête.
- CLOCHET grommelle, on entend. ... n'aiment pas la musique !
- PELLERIN
- Tudis?
- CLOCHET
- Je dis que je suis toujours surpris quand je vois des gens qui n'aiment pas la musique.
- PELLERIN
- J'aime peut-être la musique. Mais pas celle-ci et pas ici.
- CLOCHET
- Ah oui ? Moi, du moment que ça chante... (Avec regret.) On l'aurait fait jouer tout doucement... PELLERIN
- Non...
- CLOCHET
- Vous êtes des brutes. (Un temps.) On l'envoie chercher ?
- LANDRIEU
- Mais lâche-nous, bon Dieu ! Il y en a trois à faire passer, c'est un coup de dix heures du soir. Je m'énerve, moi, quand je travaille le ventre vide.
- CLOCHET
- D'abord il n'en reste que deux, puisqu'on garde le petit pour demain. Et puis, avec un peu d'organisation, on pourrait les liquider en deux heures. (Un temps.) Ce soir Radio-Toulouse donne La Tosca.
- LANDRIEU
- Je m'en fous. Descends voir ce qu'ils ont trouvé à bouffer.
- CLOCHET
- Je le sais : des poulets.
- LANDRIEU
- Encore ! J'en ai marre. Va me chercher une boîte de singe.
- CLOCHET, à Pellerin. Et toi ?
- PELLERIN
- Du singe aussi.
- LANDRIEU
- Et puis tu nous enverras quelqu'un pour laver ça.
- CLOCHET
- Quoi ?
- LANDRIEU
- Ça ! C'est là que le Grec a saigné ! C'est moche.
- CLOCHET
- Il ne faut pas laver le sang. Cela peut impressionner les autres.
- LANDRIEU
- Je ne mangerai pas tant qu'il y aura cette cochonnerie sur le plancher. (Un temps.) Qu'attends-tu ?
- CLOCHET
- Il ne faut pas laver ce sang.
- LANDRIEU
- Qui est-ce qui commande ?
- Clochet hausse les épaules et sort.
- SCÈNE II
- LANDRIEU, PELLERIN. PELLERIN
- Ne le charrie pas trop.
- LANDRIEU
- Je vais me gêner.
- PELLERIN
- Ce que je t'en dis... Il a un cousin auprès de Darnand. Il lui envoie des rapports. Je crois que c'est lui qui a fait virer Daubin.
- LANDRIEU
- La sale punaise ! S'il veut me faire virer, il faudra qu'il se presse, parce que j'ai dans l'idée que Darnand passera à la casserole avant moi.
- PELLERIN
- Peut se faire.
- Il soupire et va machinalement à la radio.
- LANDRIEU
- Ah non ! Pas toi.
- PELLERIN
- C'est pour les nouvelles.
- LANDRIEU, ricanant.
- Je crois que je les connais, les nouvelles. Pellerin manœuvre les boutons de la radio.
- VOIX DU SPEAKER
- Au quatrième top il sera exactement huit heures. (Tops. Ils règlent leurs montres.) Chers auditeurs, dans quelques instants, vous entendrez notre concert du dimanche.
- LANDRIEU, soupirant.
- C'est vrai que nous sommes dimanche. (Premières mesures d'un morceau de musique.) Tords-lui le cou.
- PELLERIN
- Le dimanche, je prenais ma bagnole, je ramassais une poule à Montmartre et je filais au Touquet.
- LANDRIEU Quand cela ?
- PELLERIN
- Oh ! Avant la guerre.
- VOIX DU SPEAKER
- J'ai trouvé des clous dans le jardin du presbytère. Nous répétons : j'ai trouvé...
- LANDRIEU
- Vos gueules, fumiers !
- Il prend une boîte de conserves et la lance dans la direction de l'appareil.
- PELLERIN
- Tu es fou ? Tu vas casser la radio.
- LANDRIEU
- Je m'en fous. Je neveux pas entendre ces fumiers-là.
- Pellerin tourne les boutons.
- VOIX DU SPEAKER
- Les troupes allemandes tiennent solidement à Cherbourg et à Caen. Dans le secteur de Saint-Lô, elles n'ont pu enrayer une légère avance de l'ennemi.
- LANDRIEU
- Compris. Ferme-la. (Un temps.) Qu'est-ce que tu feras, toi ? Où iras-tu ?
- PELLERIN
- Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? C'est cuit !
- LANDRIEU
- Oui. Les salauds !
- PELLERIN Qui ça ?
- LANDRIEU
- Tous. Les Allemands aussi. Ils se valent tous. (Un temps.) Si c'était à refaire...
- PELLERIN
- Moi, je crois que je ne regrette rien. J'ai bien rigolé. Du moins jusqu'à ces derniers temps.
- Clochet rentre, apportant les boîtes de conserves.
- SCÈNE III
- LES MÊMES, CLOCHET, puis un MILICIEN.
- LANDRIEU
- Dis donc, Clochet, les Anglais ont débarqué à Nice.
- CLOCHET
- A Nice ?
- LANDRIEU
- Ils n'ont pas rencontré de résistance. Ils marchent sur Puget-Téniers.
- Clochet se laisse tomber sur un banc.
- CLOCHET
- Sainte Vierge !
- Pellerin et Landrieu se mettent à rire.
- C'est de la blague ? Vous ne devriez pas faire de ces plaisanteries-là !
- LANDRIEU
- Ça va. Tu mettras ça ce soir dans ton rapport. (Le milicien entre.) Nettoyez-moi ça. (A Pellerin.) Tu viens manger ? Pellerin s'approche, prend la boite de singe, la regarde, puis la repose.
- PELLERIN, il bâille.
- Je me sens toujours drôle avant de commencer. (Il bâille.) Je ne suis pas assez méchant ; je m'irrite seulement quand ils s'entêtent. Qu'est-ce
- que c'est, le type qu'on interroge ?
- CLOCHET
- Un grand, de trente ans, solide. Il y aura du sport.
- LANDRIEU
- Qu'il ne nous fasse pas le coup du Grec.
- PELLERIN
- Bah ! Le Grec, c'était une brute.
- LANDRIEU
- N'empêche. Ça la fout mal quand ils ne parlent pas. (Il bâille.) Tu me fais bâiller. – (Un temps. Landrieu regarde le fond de sa boîte de singe sans parler, puis tout d'un coup au milicien.) Eh bien, va le chercher.
- Le milicien sort. Silence. Clochet sifflote. Pellerin va à la fenêtre el l'ouvre toute grande.
- CLOCHET
- N'ouvre pas la fenêtre. Il commence à faire frais.
- PELLERIN
- Quelle fenêtre ? Ah oui... (Il rit.) Je l'ai ouverte sans y penser. Il va pour la refermer.
- LANDRIEU
- Laisse. Ça cogne ici, j'ai besoin d'air.
- CLOCHET
- Comme vous voudrez.
- Entrent Henri et trois miliciens.
- LANDRIEU
- Asseyez-le. Otez-lui les menottes. Attachez ses mains aux bras du fauteuil. (Les miliciens l'attachent.) Ton nom ?
- HENRI
- Henri.
- LANDRIEU
- Henri comment ?
- HENRI
- Henri.
- Landrieu fait un signe. Les miliciens frappent Henri.
- LANDRIEU
- Alors ? Comment t'appelles-tu ?
- HENRI
- Je m'appelle Henri, c'est tout.
- Ils le frappent.
- LANDRIEU
- Arrêtez, vous allez l'abrutir. Ton âge ?
- HENRI
- Vingt-neuf ans.
- LANDRIEU
- Profession ?
- HENRI
- Avant la guerre, je faisais ma médecine.
- PELLERIN
- Tu as de l'instruction, salaud. (Aux miliciens.) Tapez dessus.
- LANDRIEU
- Ne perdons pas de temps.
- PELLERIN
- Sa médecine ! Mais tapez donc !
- LANDRIEU
- Pellerin ! (A Henri.) Où est ton chef ?
- HENRI
- Je ne sais pas.
- LANDRIEU
- Bien sûr. Non, ne le frappez pas. Tu fumes ? Passez-lui cette cigarette : Attendez. (Il la met dans sa propre bouche, l'allume et la lui tend. Un milicien la plante dans la bouche d'Henri.) Fume. Qu'est-ce que tu espères ? Tu ne nous épateras pas. Allons, Henri ne crâne pas : personne ne te voit. Ménage ton temps et le nôtre : il ne te reste pas tellement d'heures à vivre.
- HENRI
- Ni à vous.
- LANDRIEU
- Pour nous, ça se compte en mois : nous t'enterrerons. Fume. Et réfléchis. Puisque tu es instruit, montre-toi réaliste. Si ce n'est pas toi qui parles, ce sera ta copine ou le môme.
- HENRI
- C'est leur affaire.
- LANDRIEU
- Où est ton chef ?
- HENRI
- Essayez de me le faire dire.
- LANDRIEU
- Tu préfères ? Ote-lui sa cigarette. Clochet, arrange-le.
- CLOCHET
- Mettez les bâtons dans les cordes. (Les miliciens glissent deux bâtons dans les cordes qui serrent les poignets d'Henri.) Parfait. On les tournera jusqu'à ce que tu parles.
- HENRI
- Je ne parlerai pas.
- CLOCHET
- Pas tout de suite : tu crieras d'abord.
- HENRI
- Essaie de me faire crier.
- CLOCHET
- Tu n'es pas humble. Il faut être humble. Si tu tombes de trop haut tu te casses. Tournez. Lentement. Alors ? Rien ? Non. Tournez, tournez. Attendez : il commence à souffrir. Alors ? Non ? Bien sûr : la douleur n'existe pas pour un type qui a ton instruction. L'ennui, c'est qu'on la voit sur ta figure. (Doucement.) Tu sues. J'ai mal pour toi. (Il lui essuie le visage avec son mouchoir.) Tournez. Criera, criera pas ? Tu remues. Tu peux t'empêcher de crier, mais pas de remuer la tête. Comme tu as mal. (Il passe le doigt sur les joues d'Henri.) Comme tes mâchoires sont serrées : tu as donc peur ? « Si je pouvais tenir un moment, rien qu'un petit moment... » Mais après ce moment-là il en viendra un autre et puis encore un autre, jusqu'à ce que tu penses que la souffrance est trop forte et qu'il vaut mieux te mépriser. (Il lui prend la tête dans ses mains.) Ces yeux ne me voient déjà plus. Qu'est-ce qu'ils voient ? (Doucement.) Tu es beau. Tournez. (Un temps. Triomphalement.) Tu vas crier, Henri,
- tu vas crier. Je vois le cri qui gonfle ton cou ; il monte à tes lèvres. Encore un petit effort. Tournez. (Henri crie.) Ha ! (Un temps.) Comme tu dois avoir honte. Tournez. Ne vous arrêtez pas. (Henri crie.) Tu vois ; il n'y a que le premier cri qui coûte. A présent, tout doucement, tout naturellement, tu vas parler.
- HENRI
- Vous n'aurez de moi que des cris.
- CLOCHET
- Non, Henri, non. Tu n'as plus le droit de faire le fier. « Essaie de me faire crier ! » Tu as vu ; ça n'a pas traîné. Où est ton chef ? Sois humble, Henri, tout à fait humble. Dis-nous où il est. Eh bien, qu'attends-tu ? Crie ou parle. Tournez. Mais tournez, bon Dieu, cassez-lui les poignets. Arrêtez : il est tombé dans les pommes. (Il va chercher une bouteille d'alcool et un verre. Il fait boire Henri avec douceur.) Bois, pauvre martyr. Tu te sens mieux ? Eh bien, nous allons commencer. Allez chercher les appareils.
- LANDRIEU
- Non!
- CLOCHET
- Quoi ?
- Landrieu se passe la main sur le front.
- LANDRIEU
- Emmenez-le à côté. Vous le travaillerez là-bas.
- CLOCHET
- Nous serons à l'étroit.
- LANDRIEU
- C'est moi qui commande, Clochet. Voilà deux fois que je te le fais remarquer.
- CLOCHET
- Mais...
- LANDRIEU, criant.
- Est-ce que tu veux que je te foute mon poing dans la gueule ?
- CLOCHET
- Bon, bon, emmenez-le.
- Les miliciens détachent Henri et l'emportent. Clochet les suit.
- SCÈNE IV
- PELLERIN, LANDRIEU. PELLERIN
- Tuviens?
- LANDRIEU
- Non. Clochet m'écœure.
- PELLERIN
- Il cause trop. (Un temps.) Sa médecine ! Le salaud. J'ai quitté le lycée à treize ans, moi, il fallait que je gagne ma vie. Je n'ai pas eu la chance d'avoir des parents riches pour me payer mes études.
- LANDRIEU
- J'espère qu'il parlera.
- PELLERIN
- Nom de Dieu, oui ; il parlera !
- LANDRIEU
- Ça la fout mal, un type qui ne parle pas.
- Henri crie. Landrieu va à la porte et la ferme. Nouveaux cris, qu'on entend distinctement à travers la porte. Landrieu va au poste de radio et tourne le bouton.
- PELLERIN, stupéfait. Toi aussi, Landrieu ?
- LANDRIEU
- Ce sont ces cris. Il faut avoir les nerfs solides.
- PELLERIN
- Qu'il crie ! C'est un salaud, un sale intellectuel. (Musique aiguë.) Moins fort. Tu m'empêches d'entendre. LANDRIEU
- Va les rejoindre. (Pellerin hésite, puis sort.) Il faut qu'il parle. C'est un lâche, il faut que ce soit un lâche. Musique et cris. Les cris cessent. Un temps. Pellerin revient, pâle.
- PELLERIN
- Arrête la musique.
- Landrieu tourne le bouton.
- LANDRIEU Alors ?
- PELLERIN
- Ils le tueront sans qu'il parle.
- LANDRIEU va à la porte. Arrêtez. Ramenez-le ici.
- SCÈNE V
- LES MÊMES, CLOCHET, LES MILICIENS, HENRI.
- PELLERIN va à Henri.
- Ce n'est pas fini. On remettra ça, n'aie pas peur. Baisse les yeux. Je te dis de baisser les yeux. (Il le frappe.) Salaud !
- CLOCHET, s'approchant.
- Tends la main, je vais te remettre les menottes. (Il lui met les menottes, très doucement.) Ça fait mal, hein ? Ça fait très mal ? Pauvre petit gars.
- (Il lui caresse les cheveux.) Allons, ne sois pas si fier : tu as crié, tu as crié tout de même. Demain tu parleras. Les miliciens emmènent Henri sur un geste de Landrieu.
- SCÈNE VI
- LES MÊMES, moins HENRI et les MILICIENS.
- PELLERIN
- Le salaud !
- LANDRIEU
- Ça la fout mal.
- CLOCHET
- Quoi ?
- LANDRIEU
- Ça la fout mal, un type qui ne parle pas.
- CLOCHET
- Il avait crié pourtant. Il avait crié...
- Il hausse les épaules.
- PELLERIN
- Amenez la fille.
- LANDRIEU
- La fille... Si elle ne parle pas...
- PELLERIN
- Eh bien...
- LANDRIEU
- Rien. (Avec une violence subite.) Il faut qu'il y en ait un qui parle.
- CLOCHET
- C'est le blond qu'il faut faire redescendre. Il est à point.
- LANDRIEU
- Le blond ?
- CLOCHET
- Sorbier. C'est un lâche.
- LANDRIEU
- Un lâche ? Va le chercher.
- Clochet sort.
- SCÈNE VII
- PELLERIN, LANDRIEU. PELLERIN
- Ce sont tous des lâches. Seulement il y en a qui sont butés.
- LANDRIEU
- Pellerin ? Qu'est-ce que tu ferais si on t'arrachait les ongles ?
- PELLERIN
- Les Anglais n'arrachent pas les ongles.
- LANDRIEU
- Mais les maquisards ?
- PELLERIN
- On ne nous arrachera pas les ongles.
- LANDRIEU Pourquoi ?
- PELLERIN
- A nous, ces choses-là ne peuvent pas arriver.
- Rentre Clochet, précédant Sorbier.
- CLOCHET
- Laisse-moi l'interroger.
- SCÈNE VIII
- LES MÊMES, CLOCHET, puis SORBIER, accompagné de MILICIENS.
- CLOCHET
- Otez ses menottes. Attachez ses bras au fauteuil. (Il va vers Sorbier.) Eh oui, te voilà. Te voilà de nouveau sur ce fauteuil. Et nous sommes là. Sais-tu pourquoi nous t'avons fait redescendre ?
- SORBIER
- Non.
- CLOCHET
- Parce que tu es lâche et que tu vas manger le morceau. Tu n'es pas un lâche ?
- SORBIER
- Si.
- CLOCHET
- Tu vois, tu vois bien... Je l'ai lu dans tes yeux. Montre-les, ces yeux grands ouverts...
- SORBIER
- Tu auras les mêmes quand on te pendra.
- CLOCHET
- Ne crâne pas, ça te va mal.
- SORBIER
- Les mêmes ; on est frères. Je t'attire, hein ? Ce n'est pas moi que tu tortures. C'est toi.
- CLOCHET, brusquement. Tuesjuif?
- SORBIER, étonné. Moi ? Non.
- CLOCHET
- Je te jure que tu es juif. (Il fait un signe aux miliciens qui frappent Sorbier.) Tu n'es pas juif ?
- SORBIER
- Si. Je suis juif.
- CLOCHET
- Bon. Alors, écoute ! Les ongles d'abord. Ça te donnera le temps de réfléchir ! Nous ne sommes pas pressés, nous avons la nuit ! Parleras-tu ?
- SORBIER
- Quelle ordure !
- CLOCHET
- Qu'est-ce que tu dis ?
- SORBIER
- Je dis : quelle ordure. Toi et moi, nous sommes des ordures.
- CLOCHET, aux miliciens. Prenez la pince et commencez.
- SORBIER
- Laissez-moi ! Laissez-moi ! Je vais parler. Je vous dirai tout ce que vous voudrez.
- CLOCHET, aux miliciens.
- Tirez-lui un peu sur l'ongle tout de même, pour lui montrer que c'est sérieux. (Sorbier gémit.) Bon. Où est ton chef ?
- SORBIER
- Détachez-moi, je ne peux plus rester sur ce fauteuil. Je ne peux plus : Je ne peux plus ! (Signe de Landrieu. Les miliciens le détachent. Il se lève en chancelant et va vers la table.) Une cigarette.
- LANDRIEU
- Après.
- SORBIER
- Qu'est-ce que vous voulez savoir ? Où est le chef ? Je le sais. Les autres ne le savent pas ; moi, je le sais. J'étais dans ses confidences. Il est... (Désignant brusquement un point derrière eux.)... là ! (Tout le monde se retourne. Il bondit à la fenêtre et saute sur l'entablement.) J'ai gagné ! N'approchez pas ou je saute. J'ai gagné ! J'ai gagné !
- CLOCHET
- Ne fais pas l'idiot. Si tu parles, on te libère.
- SORBIER
- Des clous ! (Criant.) Hé, là-haut ! Henri, Canoris, je n'ai pas parlé ! (Les miliciens se jettent sur lui. Il saute dans le vide.) Bonsoir !
- SCÈNE IX
- CLOCHET, LANDRIEU, PELLERIN, LES MILICIENS. PELLERIN
- Le salaud ! Le sale couard !
- Ils se penchent à la fenêtre.
- LANDRIEU, aux miliciens.
- Descendez. S'il est vivant, rapportez-le. On le travaillera à chaud, jusqu'à ce qu'il nous claque entre les mains. Les miliciens sortent. Un temps.
- CLOCHET
- Je vous avais dit de fermer la fenêtre.
- Landrieu va à lui et lui donne un coup de poing en pleine figure.
- LANDRIEU
- Tu mettras ça dans ton rapport.
- Un temps. Clochet a pris son mouchoir et s'essuie la bouche. Les miliciens reviennent.
- UN MILICIEN
- Crevé!
- LANDRIEU
- La salope ! (Aux miliciens.) Allez me chercher la fille. (Les miliciens sortent.) Ils parleront, nom de Dieu ! Ils parleront !
- RIDEAU
- TROISIÈME TABLEAU
- Le grenier. François, Canoris, Henri, assis par terre les uns contre les autres. Ils forment un groupe serré et clos. Ils parlent entre eux, à mi- voix. Jean tourne autour d'eux d'un air malheureux. De temps en temps il a un mouvement comme pour se mêler à la conversation et puis il se reprend et continue sa marche.
- SCÈNE I
- FRANÇOIS, HENRI, CANORIS, JEAN. CANORIS
- Pendant qu'ils m'attachaient les bras, je les regardais. Un type est venu et m'a frappé. Je l'ai regardé et j'ai pensé : j'ai vu cette tête-là quelque part. Après ça, ils se sont mis à cogner et moi j'essayais de me rappeler.
- HENRI
- Lequel est-ce ?
- CANORIS
- Le grand qui est si communicatif. Je l'ai vu à Grenoble. Tu connais Chasières, le pâtissier de la rue Longue ? Il vend ses cornets à la crème dans son arrière-boutique. Tous les dimanches matin, le type sortait de là ; il portait un paquet de gâteaux par une ficelle rose. Je l'avais repéré à cause de sa sale gueule. Je croyais qu'il était de la police.
- HENRI
- Tu aurais pu me le dire plus tôt.
- CANORIS
- Qu'il était de la police ?
- HENRI
- Que Chasières vendait des cornets à la crème. A toi aussi il a fait des boniments ?
- CANORIS
- Je veux. Il s'était penché sur moi et me soufflait sur la figure.
- JEAN, brusquement.
- Qu'est-ce qu'il disait ?
- Ils se retournent sur lui et le regardent avec surprise.
- HENRI
- Rien. Des salades. JEAN
- Je n'aurais pas pu le supporter.
- HENRI
- Pourquoi ? Ça distrait.
- JEAN
- Ah ! Ah ! oui ? Évidemment, je ne me rends pas bien compte.
- Un silence. Henri se tourne vers Canoris.
- HENRI
- Qu'est-ce que tu crois qu'ils font, dans le civil ?
- CANORIS
- Le gros qui prend des notes pourrait être dentiste.
- HENRI
- Pas mal. Dis donc : heureusement qu'il n'a pas apporté sa roulette.
- Ils rient.
- JEAN, avec violence.
- Ne riez pas. (Ils cessent de rire et regardent Jean.) Je sais : vous pouvez rire, vous. Vous avez le droit de rire. Et puis, je n'ai plus d'ordres à vous
- donner. (Un temps.) Si vous m'aviez dit qu'un jour vous m'intimideriez... (Un temps.) Mais comment pouvez-vous être gais ?
- HENRI
- On s'arrange.
- JEAN
- Bien sûr. Et vous souffrez pour votre compte. C'est ça qui donne une bonne conscience. J'ai été marié ; je ne vous l'ai pas dit. Ma femme est morte en couches. Je me promenais dans le vestibule de la clinique et je savais qu'elle allait mourir. C'est pareil, tout est pareil ! J'aurais voulu l'aider, je ne pouvais pas. Je marchais, je tendais l'oreille pour entendre ses cris. Elle ne criait pas. Elle avait le beau rôle. Vous aussi.
- HENRI
- Ce n'est pas notre faute.
- JEAN
- Ni la mienne. Je voudrais pouvoir vous aider.
- CANORIS
- Tu ne peux pas.
- JEAN
- Je le sais. (Un temps.) Voilà deux heures qu'ils l'ont emmenée. Ils ne vous ont pas gardés si longtemps. HENRI
- C'est une femme. Avec les femmes, ils s'amusent.
- JEAN, avec éclat.
- Je reviendrai. Dans huit jours, dans un mois, je reviendrai. Je les ferai châtrer par mes hommes.
- HENRI
- Tu as de la chance de pouvoir encore les haïr.
- JEAN
- Est-ce une chance ? Et puis je les hais surtout pour me distraire.
- Il marche un moment, puis, pris d'une idée, traîne un vieux fourneau sous la lucarne.
- CANORIS
- Tu es fatigant. Qu'est-ce que tu fais ?
- JEAN
- Je veux le revoir avant que la nuit tombe.
- HENRI Qui ?
- JEAN
- Sorbier.
- HENRI, avec indifférence.
- Ah!
- Jean monte sur le fourneau et regarde par la lucarne.
- JEAN
- Il est toujours là. Ils le laisseront pourrir là. Voulez-vous monter ? Je vous aiderai.
- CANORIS
- Pour quoi faire ?
- JEAN
- Oui. Pour quoi faire ? Les morts, vous me les laissez.
- FRANÇOIS
- Moi je veux voir.
- HENRI
- Je ne te le conseille pas.
- FRANÇOIS, à Jean.
- Aide-moi. (Jean aide François à monter. Il regarde à son tour par la lucarne.) Il a... il a le crâne défoncé. Il redescend et va s'accroupir dans un coin, tout tremblant.
- HENRI, à Jean. C'est malin.
- JEAN
- Eh bien quoi ? Vous êtes si durs ; je pensais que vous pourriez supporter la vue d'un cadavre.
- HENRI
- Moi peut-être, pas le petit. (A François.) Les oraisons funèbres, c'est Jean que ça regarde. Tu n'as pas à prendre ce mort en charge. Il a fini : le silence sur lui. Toi, tu as encore un bout de chemin à faire. Occupe-toi de toi.
- FRANÇOIS
- J'aurai cette tête écrasée, et ces yeux...
- HENRI
- Ça ne te regarde plus : tu seras pas là pour te voir.
- Un temps. Jean se promène de long en large puis revient se planter devant Canoris et Henri.
- JEAN
- Est-ce qu'il faudra qu'on m'arrache les ongles pour que je redevienne votre copain ?
- CANORIS
- Tu es toujours notre copain.
- JEAN
- Tu sais bien que non. (Un temps.) Qui vous dit que je n'aurais pas tenu le coup ! (A Henri.) Peut-être que je n'aurais pas crié, moi ?
- HENRI Après ?
- JEAN
- Pardonnez-moi. Je n'ai pas le droit de me taire.
- HENRI
- Jean !... Viens t'asseoir près de nous. (Jean hésite et s'assied.) Tu serais comme nous si tu étais à notre place. Mais nous n'avons pas les mêmes soucis. (Jean se relève brusquement.) Qu'est-ce qu'il y a ?
- JEAN
- Tant qu'ils ne l'auront pas ramenée, je ne pourrai pas tenir en place. HENRI
- Tu vois bien ; tu remues, tu t'agites : tu es trop vivant.
- JEAN
- Je suis resté six mois sans lui dire que je l'aimais ; la nuit quand je la prenais dans mes bras, j'éteignais la lumière. A présent elle est nue au milieu d'eux et ils promènent leurs mains sur son corps.
- HENRI
- Qu'est-ce que ça peut faire ? L'important c'est de gagner.
- JEAN
- Gagner quoi ?
- HENRI
- Gagner. Il y a deux équipes : l'une qui veut faire parler l'autre. (Il rit.) C'est idiot. Mais c'est tout ce qui nous reste. Si nous parlons, nous avons tout perdu. Ils ont marqué des points parce que j'ai crié, mais dans l'ensemble nous ne sommes pas mal placés.
- JEAN
- Gagnez, perdez, je m'en fous ! C'est pour rire. Elle a honte pour de vrai ; c'est pour de vrai qu'elle souffre.
- HENRI
- Et après ? J'ai bien eu honte, moi, quand ils m'ont fait crier. Mais ça ne dure pas. Si elle se tait, leurs mains ne pourront pas la marquer. Ce sont de pauvres types, tu sais.
- JEAN
- Ce sont des hommes et elle est dans leurs bras.
- HENRI
- Ça va. Si tu veux savoir, je l'aime aussi, moi.
- JEAN Toi ?
- HENRI
- Pourquoi pas ? Et je n'avais pas tellement envie de rire le soir quand vous montiez l'escalier tous les deux ; les lumières, tiens, je me suis souvent demandé si tu les éteignais.
- JEAN
- Toi, tu l'aimes ? Et tu peux rester tranquillement assis ?
- HENRI
- Sa souffrance nous rapproche. Le plaisir que tu lui donnais nous séparait davantage. Aujourd'hui je suis plus près d'elle que toi.
- JEAN
- Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Elle pense à moi pendant qu'ils la torturent. Elle ne pense qu'à moi. C'est pour ne pas me livrer qu'elle endure les souffrances et la honte.
- HENRI
- Non, c'est pour gagner.
- JEAN
- Tu mens ! (Un temps.) Elle a dit : quand je reviendrai, il n'y aura dans mes yeux que de l'amour. Bruit de pas dans le couloir.
- HENRI
- Elle revient. Tu pourras lire dans ses yeux.
- La porte s'ouvre : Henri se lève.
- SCÈNE II
- LES MÊMES, LUCIE.
- Jean et Henri la regardent en silence. Elle passe toute droite, sans les regarder et va s'asseoir sur le devant de la scène. Un temps.
- LUCIE
- François ! (François vient près d'elle et s'assied contre ses genoux.) Ne me touche pas. Donne-moi le manteau de Sorbier. (François ramasse le manteau.) Mets-le sur mes épaules.
- Elle s'enveloppe étroitement.
- FRANÇOIS
- Tu as froid ?
- LUCIE
- Non. (Un temps.) Qu'est-ce qu'ils font ? Ils me regardent ? Pourquoi ne parlent-ils pas entre eux ?
- JEAN, s'approchant par-derrière. Lucie !
- CANORIS Laisse-là !
- JEAN Lucie !
- LUCIE, doucement. Qu'est-ce que tu veux ?
- JEAN
- Tu m'avais promis qu'il n'y aurait que de l'amour dans tes yeux.
- LUCIE
- De l'amour ?
- Elle hausse les épaules tristement.
- CANORIS, qui s'est levé.
- Laisse ; tu lui parleras tout à l'heure.
- JEAN, violemment.
- Fous-moi la paix. Elle est à moi. Vous m'avez lâché, vous autres, et je n'ai rien à dire ; mais vous ne me la prendrez pas. (A Lucie.) Parle-moi. Tu n'es pas comme eux ? Ce n'est pas possible que tu sois comme eux. Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-ce que tu m'en veux ?
- LUCIE
- Je ne t'en veux pas.
- JEAN
- Ma douce Lucie.
- LUCIE
- Je ne serai plus jamais douce, Jean.
- JEAN
- Tu ne m'aimes plus.
- LUCIE
- Je ne sais pas. (Il fait un pas vers elle.) Je t'en prie, ne me touche pas. (Avec effort.) Je pense que je dois t'aimer encore. Mais je ne sens plus mon amour. (Avec fatigue.) Je ne sens plus rien du tout.
- CANORIS, à Jean. Viens donc.
- Il l'entraîne et l'oblige à s'asseoir près de lui.
- LUCIE, comme à elle-même.
- Tout ceci n'a pas grande importance. (A François.) Que font-ils ?
- FRANÇOIS
- Ils se sont assis. Ils se tournent le dos.
- LUCIE
- Bien. (Un temps.) Dis-leur que je n'ai pas parlé.
- CANORIS
- Nous le savons, Lucie.
- LUCIE
- Bien.
- Long silence, puis bruit de pas dans le couloir.
- François se dresse en criant.
- Qu'est-ce que tu as ? Ah ! oui, c'est ton tour. Défends-toi bien : il faut qu'ils aient honte.
- Les pas se rapprochent, puis s'éloignent. FRANÇOIS s'abat sur les genoux de Lucie.
- Je ne peux plus le supporter ! Je ne peux plus le supporter !
- LUCIE
- Regarde-moi ! (Elle lui soulève la tête.) Comme tu as peur ! Tu ne vas pas parler ! Réponds !
- FRANÇOIS
- Je ne sais plus. Il me restait un peu de courage, mais il n'aurait pas fallu que je te revoie. Tu es là, avec tes cheveux défaits, ta blouse déchirée et je sais qu'ils t'ont prise dans leurs bras.
- LUCIE, avec violence.
- Ils ne m'ont pas touchée. Personne ne m'a touchée. J'étais de pierre et je n'ai pas senti leurs mains. Je les regardais de face et je pensais : il ne se passe rien. (Avec passion.) Il ne s'est rien passé. A la fin je leur faisais peur. (Un temps.) François, si tu parles, ils m'auront violée pour de bon. Ils diront : « Nous avons fini par les avoir ! » Ils souriront à leurs souvenirs. Ils diront : « Avec la môme on a bien rigolé. » Il faut leur faire honte : si je n'espérais pas les revoir, je me pendrais tout de suite aux barreaux de cette lucarne. Te tairas-tu ?
- François hausse les épaules sans répondre. Un silence. HENRI, à mi-voix.
- Eh bien, Jean, qui avait raison ? Elle veut gagner ; c'est tout.
- JEAN
- Tais-toi ! Pourquoi veux-tu me la prendre ? Tu es comblé ; tu mourras dans la joie et l'orgueil. Moi je n'ai qu'elle et je vais vivre !
- HENRI
- Je ne veux rien et ce n'est pas moi qui te la prends.
- JEAN
- Va ! Va ! Continue. Tu as tous les droits, même celui de me torturer : tu as payé d'avance. (Il se lève.) Comme vous êtes sûrs de vous. Est-ce qu'il suffit de souffrir dans son corps pour avoir la conscience tranquille. (Henri ne répond pas.) Tu ne comprends donc pas que je suis plus malheureux que vous tous.
- FRANÇOIS, qui s'est brusquement redressé. Ha ! Ha ! Ha !
- JEAN, criant.
- Le plus malheureux ! Le plus malheureux !
- FRANÇOIS bondit sur Jean.
- Regardez-le donc ! Mais regardez-le donc ! Le plus malheureux de nous tous. Il a dormi et mangé. Ses mains sont libres, il reverra le jour, il va
- vivre. Mais c'est le plus malheureux. Qu'est-ce que tu veux ? Qu'on te plaigne ? Salaud !
- JEAN, qui s'est croisé les bras. Bien.
- FRANÇOIS
- A tous les bruits je sursaute. Je ne peux plus avaler ma salive, j'agonise. Mais le plus malheureux, c'est lui, bien sûr : moi je mourrai dans la joie. (Avec éclat.) Je te rendrai le bonheur, va !
- LUCIE, qui se lève brusquement. François !
- FRANÇOIS
- Je te dénoncerai ! Je te dénoncerai ! Je te ferai partager nos joies !
- JEAN, d'une voix basse et rapide.
- Fais-le : tu ne peux pas savoir comme je le désire.
- LUCIE, prenant François par la nuque
- et lui tournant la tête vers elle. Regarde-moi en face. Oseras-tu parler ?
- FRANÇOIS
- Oser ! Voilà de bien grands mots, je te dénoncerai, voilà tout. Ce sera tellement simple : ils s'approcheront de moi, ma bouche s'ouvrira d'elle- même, le nom sortira tout seul et je serai d'accord avec ma bouche. Qu'y a-t-il à oser ? Quand je vous vois pâles et crispés, avec vos airs maniaques, votre mépris ne me fait plus peur. (Un temps.) Je te sauverai, Lucie. Ils nous laisseront la vie.
- LUCIE
- Je ne veux pas de cette vie.
- FRANÇOIS
- Et moi j'en veux. Je veux de n'importe quelle vie. La honte ça passe quand la vie est longue.
- CANORIS
- Ils ne te feront pas grâce, François. Même si tu parles.
- FRANÇOIS, désignant Jean.
- Au moins je le verrai souffrir.
- HENRI se lève et va vers Lucie. Tu crois qu'il parlera ?
- LUCIE se tourne vers François et le dévisage. Oui.
- HENRI
- Tuenessûre?
- Ils se regardent.
- LUCIE, après une longue hésitation.
- Oui.
- Henri marche vers François. Canoris se lève et vient se placer près d'Henri. Tous deux regardent François.
- HENRI
- Je ne suis pas ton juge, François. Tu es un môme et toute cette affaire était beaucoup trop dure pour toi. A ton âge, je pense que j'aurais parlé.
- CANORIS
- Tout est de notre faute. Nous n'aurions pas dû l'emmener avec nous : il y a des risques qu'on ne fait courir qu'à des hommes. Nous te demandons pardon.
- FRANÇOIS, reculant.
- Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que vous allez me faire ?
- HENRI
- Il ne faut pas que tu parles, François. Ils te tueraient tout de même, tu sais. Et tu mourrais dans l'abjection.
- FRANÇOIS, effrayé.
- Eh bien, je ne parlerai pas. Je vous dis que je ne parlerai pas. Laissez-moi tranquille.
- HENRI
- Nous n'avons plus confiance. Ils savent que tu es notre point faible. Ils s'acharneront sur toi jusqu'à ce que tu manges le morceau. Notre jeu à nous, c'est de t'empêcher de parler.
- JEAN
- Est-ce que vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ? N'aie pas peur, petit. J'ai les mains libres et je suis avec toi.
- LUCIE, lui barrant le passage. De quoi te mêles-tu ?
- JEAN
- C'est ton frère.
- LUCIE
- Après ? Il devait mourir demain.
- JEAN
- Est-ce bien toi ? Tu me fais peur.
- LUCIE
- Il faut qu'il se taise. Les moyens ne comptent pas.
- FRANÇOIS
- Vous n'allez pas... (Ils ne répondent pas.) Puisque je vous jure que je ne parlerai pas. (Ils ne répondent pas.) Lucie, au secours, empêche-les de me faire mal ; je ne parlerai pas : je te le jure à toi, je ne parlerai pas.
- JEAN, se plaçant près de François. Vous ne le toucherez pas.
- HENRI
- Jean, quand les copains viendront-ils dans ce village ?
- JEAN
- Mardi.
- HENRI
- Combien seront-ils ?
- JEAN
- Soixante.
- HENRI
- Soixante qui t'ont fait confiance et qui vont crever mardi comme des rats. C'est eux ou c'est lui. Choisis.
- JEAN
- Vous n'avez pas le droit de me demander de choisir.
- HENRI
- Es-tu leur chef ? Allons !
- Jean hésite un instant, puis s'éloigne lentement. Henri s'approche de François.
- FRANÇOIS le regarde puis se met à crier.
- Lucie ! Au secours ! Je ne veux pas mourir ici, pas dans cette nuit. Henri, j'ai quinze ans, laisse-moi vivre. Ne me tue pas dans le noir. (Henri le
- serre à la gorge.) Lucie ! (Lucie détourne la tête.) Je vous hais tous. LUCIE
- Mon petit, mon pauvre petit, mon seul amour, pardonne-nous. (Elle se détourne. Un temps.) Fais vite. HENRI
- Je ne peux pas. Ils m'ont à moitié brisé les poignets.
- Un temps.
- LUCIE
- Est-ce fait ?
- HENRI
- Il est mort.
- Lucie se retourne et prend le corps de François dans ses bras. La tête de François repose sur ses genoux. Un très long silence, puis Jean se met à parler à voix basse. Toute la conversation qui suit aura lieu à voix basse.
- JEAN
- Qu'est-ce que vous êtes devenus ? Pourquoi n'êtes-vous pas morts avec les autres ? Vous me faites horreur.
- HENRI
- Crois-tu que je m'aime ?
- JEAN
- Ça va. Dans vingt-quatre heures tu seras débarrassé de toi-même. Moi je reverrai tous les jours ce môme qui demandait grâce et ta gueule à toi, quand tes mains lui serraient le cou. (Il va vers François et le regarde.) Quinze ans ! Il est mort dans la rage et la peur. (Il revient vers Henri.) Il t'aimait, il s'endormait la tête sur ton épaule : il te disait : « Je dors mieux quand tu es là. » (Un temps.) Salaud !
- HENRI, à Canoris et à Lucie.
- Mais parlez donc, vous autres, ne me laissez pas seul. Lucie ! Canoris ! Vous l'avez tué avec mes mains ! (Pas de réponse. Il se tourne vers
- Jean.) Et toi, dis donc, toi qui me juges, qu'est-ce que tu as fait pour le défendre ?
- JEAN, avec violence.
- Qu'est-ce que je pouvais faire ? Qu'est-ce que vous m'auriez laissé faire ?
- HENRI
- Tu avais les mains libres, il fallait frapper. (Passionnément.) Si tu avais frappé... si tu avais cogné jusqu'à ce que je tombe...
- JEAN
- Les mains libres ? Vous m'avez garrotté. Si je dis un mot, si je fais un geste : « Et les copains ? » Vous m'avez exclu, vous avez décidé de ma vie comme de ma mort : froidement. Ne venez pas dire à présent que je suis votre complice, ce serait trop commode. Votre témoin, c'est tout. Et je témoigne que vous êtes des assassins. (Un temps.) Tu l'as tué par orgueil.
- HENRI
- Tu mens.
- JEAN
- Par orgueil ! Ils t'ont fait crier, hein ? Et tu as honte. Tu veux les éblouir, pour te racheter ; tu veux t'offrir une belle mort ? Ce n'est pas vrai ? Tu veux gagner, tu nous l'as dit. Tu nous as dit que tu voulais gagner.
- HENRI
- Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Lucie, dis-lui que ce n'est pas vrai ! (Lucie ne répond pas, il fait un pas vers elle.) Réponds ; est-ce que tu crois que je l'ai tué par orgueil ?
- LUCIE
- Je ne sais pas. (Un temps, puis péniblement.) Il ne fallait pas qu'il parle.
- HENRI
- Est-ce que tu me hais ? C'était ton frère : toi seule as le droit de me condamner.
- LUCIE
- Je ne te hais pas. (Il s'approche du corps qu'elle tient dans ses bras. Vivement.) Ne le touche pas. Henri se détourne lentement et remonte vers Canoris.
- HENRI
- Canoris ! Tu n'as pas crié, toi : pourtant tu voulais qu'il meure. Est-ce que nous l'avons tué par orgueil ?
- CANORIS
- Je n'ai pas d'orgueil.
- HENRI
- Mais moi, j'en ai ! C'est vrai que j'en ai. Est-ce que je l'ai tué par orgueil ?
- CANORIS
- Tu dois le savoir.
- HENRI
- Je... Non, je ne sais plus. Tout s'est passé trop vite et maintenant il est mort. (Brusquement.) Ne m'abandonnez pas ! vous n'avez pas le droit de m'abandonner. Quand j'avais mes mains autour de son cou, il me semblait que c'étaient nos mains et que nous étions plusieurs à serrer, autrement je n'aurais jamais pu...
- CANORIS
- Il fallait qu'il meure : s'il avait été plus près de moi, c'est moi qui aurais serré. Quant à ce qui s'est passé dans ta tête...
- HENRI
- Eh bien ?
- CANORIS
- Ça ne compte pas. Rien ne compte entre ces quatre murs. Il fallait qu'il meure : c'est tout.
- HENRI
- Ça va. (Il s'approche du corps. A Lucie.) N'aie pas peur, je ne le toucherai pas. (Il se penche sur lui et le regarde longuement, puis il se redresse.) Jean, quand nous avons lancé notre première grenade, combien d'otages ont été fusillés ? (Jean ne répond pas.) Douze. Il y avait un gosse dans le lot ; il s'appelait Destaches. Tu te rappelles : nous avons vu les affiches dans la rue des Minimes. Charbonnel voulait se dénoncer et tu l'en as empêché.
- JEAN Après ?
- HENRI
- T'es-tu demandé pourquoi tu l'en as empêché ?
- JEAN
- Ce n'est pas pareil.
- HENRI
- Peut-être. Tant mieux pour toi si tes motifs étaient plus clairs : tu as pu garder une bonne conscience. Mais Destaches est mort tout de même. Je n'aurai plus jamais une bonne conscience, plus jamais jusqu'à ce qu'ils me collent contre un mur avec un bandeau sur les yeux. Mais pourquoi voudrais-je en avoir une ? Il fallait que le gosse meure.
- JEAN
- Je ne voudrais pas être à ta place.
- HENRI, doucement.
- Tu n'es pas dans le coup, Jean ; tu ne peux ni comprendre ni juger.
- Un long silence, puis la voix de Lucie. Elle caresse les cheveux de François sans le regarder. Pour la première fois depuis le début de la scène elle parle à haute voix.
- LUCIE
- Tu es mort et mes yeux sont secs ; pardonne-moi : je n'ai plus de larmes et la mort n'a plus d'importance. Dehors ils sont trois cents, couchés dans les herbes, et moi aussi, demain, je serai froide et nue, sans même une main pour caresser mes cheveux. Il n'y a rien à regretter, tu sais : la vie non plus n'a pas beaucoup d'importance. Adieu, tu as fait ce que tu as pu. Si tu t'es arrêté en route, c'est que tu n'avais pas encore assez de forces. Personne n'a le droit de te blâmer.
- JEAN
- Personne. (Un long silence. Il vient s'asseoir près de Lucie.) Lucie ! (Elle fait un geste.) Ne me chasse pas, je voudrais t'aider.
- LUCIE, étonnée.
- M'aider à quoi ? Je n'ai pas besoin d'aide.
- JEAN
- Si. Je crois que si : j'ai peur que tu ne te brises.
- LUCIE
- Je tiendrai bien jusqu'à demain soir.
- JEAN
- Tu es trop tendue, tu ne tiendras pas. Ton courage t'abandonnera tout d'un coup.
- LUCIE
- Pourquoi t'inquiètes-tu de moi ? (Elle le regarde.) Tu as de la peine. Bon, je vais te rassurer et puis tu t'en iras. Tout est devenu très simple depuis que le petit est mort ; je n'ai plus à m'occuper que de moi. Et je n'ai pas besoin de courage pour mourir, tu sais : de toute façon tu penses bien que je n'aurais pas pu lui survivre longtemps. A présent, va-t'en : je te dirai adieu tout à l'heure quand ils viendront me chercher.
- JEAN
- Laisse-moi rester près de toi : je me tairai si tu veux, mais je serai là et tu ne te sentiras pas seule.
- LUCIE
- Pas seule ? Avec toi ? Oh ! Jean, tu n'as donc pas compris ? Nous n'avons plus rien de commun.
- JEAN
- As-tu oublié que je t'aime ?
- LUCIE
- C'est une autre que tu aimais.
- JEAN C'est toi.
- LUCIE
- Je suis une autre. Je ne me reconnais pas moi-même. Il y a quelque chose qui a dû se bloquer dans ma tête.
- JEAN
- Peut-être. Peut-être que tu es une autre. En ce cas c'est cette autre que j'aime et, demain, j'aimerai cette morte que tu seras. C'est toi que j'aime, Lucie, toi, heureuse ou malheureuse, vivante ou morte, c'est toi.
- LUCIE
- Bon. Tu m'aimes. Et puis ?
- JEAN
- Tu m'aimais aussi.
- LUCIE
- Oui. Et j'aimais mon frère que j'ai laissé tuer. Notre amour est si loin, pourquoi viens-tu m'en parler ? Il n'avait vraiment aucune importance.
- JEAN
- Tu mens ! Tu sais bien que tu mens. Il était notre vie, rien de plus et rien de moins que notre vie. Tout ce que nous avons vécu, nous l'avons vécu à deux.
- LUCIE
- Notre vie, oui. Notre avenir. Je vivais dans l'attente, je t'aimais dans l'attente. J'attendais la fin de la guerre, j'attendais le jour où nous pourrions nous marier aux yeux de tous, je t'attendais chaque soir : je n'ai plus d'avenir, je n'attends plus que ma mort et je mourrai seule. (Un temps.) Laisse-moi. Nous n'avons rien à nous dire ; je ne souffre pas et je n'ai pas besoin de consolation.
- JEAN
- Crois-tu que j'essaie de te consoler ? Je vois tes yeux secs et je sais que ton cœur est un enfer ; pas une trace de souffrance, pas même l'eau d'une larme, tout est rougi à blanc. Comme tu dois souffrir de ne pas souffrir. Ah ! j'ai pensé cent fois à la torture, j'ai tout ressenti par avance mais je n'imaginais pas qu'elle pouvait faire cette horrible souffrance d'orgueil. Lucie, je voudrais te rendre un peu de pitié pour toi-même. Si tu pouvais laisser aller cette tête raidie, si tu pouvais l'abandonner sur mon épaule. Mais réponds-moi ! Regarde-moi !
- LUCIE
- Ne me touche pas.
- JEAN
- Lucie, tu as beau faire ; nous sommes rivés ensemble. Tout ce qu'ils t'ont fait, c'est à nous deux qu'ils l'ont fait ; cette souffrance qui te fuit, elle est à moi ; elle t'attend, si tu viens dans mes bras, elle deviendra noire souffrance. Mon amour, fais-moi confiance et nous pourrons encore dire nous, nous serons un couple, nous porterons tout ensemble, même ta mort. Si tu pouvais retrouver une larme...
- LUCIE, avec violence.
- Une larme ? Je souhaite seulement qu'ils reviennent me chercher et qu'ils me battent pour que je puisse me taire encore et me moquer d'eux et leur faire peur. Tout est fade ici : l'attente, ton amour, le poids de cette tête sur mes genoux. Je voudrais que la douleur me dévore, je voudrais brûler, me taire et voir leurs yeux aux aguets.
- JEAN, accablé.
- Tu n'es plus qu'un désert d'orgueil.
- LUCIE
- Est-ce ma faute ? C'est dans mon orgueil qu'ils m'ont frappée. Je les hais mais ils me tiennent. Et je les tiens aussi. Je me sens plus proche d'eux que de toi. (Elle rit.) Nous ! Tu veux que je dise : nous ! As-tu les poignets écrasés comme Henri ? As-tu des plaies aux jambes comme Canoris ? Allons, c'est une comédie : tu n'as rien ressenti, tu imagines tout.
- JEAN
- Les poignets écrasés... Ha ! Si vous ne demandez que cela pour qu'on soit des vôtres, ce sera bientôt fait.
- Il cherche autour de lui, avise un lourd chenet et s'en empare. Lucie éclate de rire.
- LUCIE
- Qu'est-ce que tu fais ?
- JEAN, étalant sa main gauche sur le plancher,
- la frappe avec le chenet
- qu'il tient de la main droite.
- J'en ai assez de vous entendre vanter vos douleurs comme si c'étaient des mérites. J'en ai assez de vous regarder avec des yeux de pauvre. Ce qu'ils vous ont fait, je peux me le faire : c'est à la portée de tous.
- LUCIE, riant.
- Raté, c'est raté. Tu peux te casser les os, tu peux te crever les yeux : c'est toi, c'est toi qui décides de ta douleur. Chacune des nôtres est un viol parce que ce sont d'autres hommes qui nous les ont infligées. Tu ne nous rattraperas pas.
- Un temps. Jean jette le chenet el la regarde. Puis il se lève.
- JEAN
- Tu as raison ; je ne peux pas vous rejoindre : vous êtes ensemble et je suis seul. Je ne bougerai plus, je ne vous parlerai plus, j'irai me cacher dans l'ombre et vous oublierez que j'existe. Je suppose que c'est mon lot dans cette histoire et que je dois l'accepter comme vous acceptez le vôtre. (Un temps.) Tout à l'heure une idée m'est venue : Pierre a été tué près de la grotte de Servaz où nous avions des armes. S'ils me lâchent, j'irai chercher son corps, je mettrai quelques papiers dans sa veste et je le traînerai dans la grotte. Comptez quatre heures après mon départ et quand ils recommenceront l'interrogatoire, révélez-leur cette cachette. Ils trouveront Pierre et croiront que c'est moi. Alors je pense qu'ils n'auront plus de raison de vous torturer et qu'ils en finiront vite avec vous. C'est tout. Adieu.
- Il va au fond. Long silence. Puis des pas dans le couloir. Un milicien apparaît avec une lanterne ; autour de la pièce, il promène la lanterne.
- LE MILICIEN, apercevant François. Qu'est-ce qu'il a ?
- LUCIE
- Il dort.
- LE MILICIEN, à Jean.
- Viens, toi. Il y a du nouveau pour toi.
- Jean hésite, regarde tous les personnages avec une sorte de désespoir et suit le milicien. La porte se referme.
- SCÈNE III
- CANORIS, HENRI, LUCIE.
- LUCIE
- Il est tiré d'affaire, n'est-ce pas ?
- CANORIS Je le crois.
- LUCIE
- Très bien. Voilà un souci de moins. Il va retrouver ses pareils et tout sera pour le mieux. Venez près de moi. (Henri et Canoris se rapprochent.) Plus près : à présent, nous sommes entre nous. Qu'est-ce qui vous arrête ? (Elle les regarde et comprend.) Ah ! (Un temps.) Il devait mourir ; vous savez bien qu'il devait mourir. Ce sont ceux d'en bas qui l'ont tué par nos mains. Venez, je suis sa sœur et je vous dis que vous n'êtes pas coupables. Étendez vos mains sur lui : depuis qu'il est mort, il est des nôtres. Voyez comme il a l'air dur. Il ferme sa bouche sur un secret. Touchez-le.
- HENRI, caressant les cheveux de François. Mon petit ! Mon pauvre petit !
- LUCIE
- Ils t'ont fait crier, Henri, je t'ai entendu. Tu dois avoir honte.
- HENRI
- Oui.
- LUCIE
- Je sens ta honte avec ta chaleur. C'est ma honte. Je lui disais que j'étais seule et je lui mentais. Avec vous, je ne me sens pas seule. (A Canoris.) Tu n'as pas crié, toi : c'est dommage.
- CANORIS
- J'ai honte aussi.
- LUCIE
- Tiens ! Pourquoi ?
- CANORIS
- Quand Henri a crié, j'ai eu honte.
- LUCIE
- C'est bien. Serrez-vous contre moi. Je sens vos bras et vos épaules, le petit pèse lourd, sur mes genoux. C'est bien. Demain je me tairai. Ah ! comme je vais me taire. Pour lui, pour moi, pour Sorbier, pour vous. Nous ne faisons qu'un.
- RIDEAU
- QUATRIÈME TABLEAU
- Avant le lever du rideau, une voix monstrueuse et vulgaire chante : « Si tous les cocus avaient des clochettes. » Le rideau se lève sur la salle de classe. C'est le lendemain matin. Pellerin boit, assis sur un banc, il a l'air éreinté. A la chaire, Landrieu boit ; il est à moitié soûl. Clochet est debout près de la fenêtre. Il bâille ; de temps à autre Landrieu éclate de rire.
- SCÈNE I
- PELLERIN, LANDRIEU, CLOCHET. PELLERIN
- Pourquoi ris-tu ?
- LANDRIEU, mettant sa main en cornet, devant son oreille.
- Quoi ?
- PELLERIN
- Je te demande pourquoi tu ris.
- LANDRIEU, désignant le pick-up et criant. A cause de ça.
- PELLERIN
- Hé?
- LANDRIEU
- Oui, je trouve ça marrant comme idée.
- PELLERIN
- Quelle idée ?
- LANDRIEU
- Mettre des clochettes aux cocus.
- PELLERIN
- Oh ! Merde ! J'entends rien.
- Il va à l'appareil.
- LANDRIEU, criant.
- N'éteins pas. (Pellerin tourne le bouton. Silence.) Tu vois, tu vois.
- PELLERIN, interdit. Qu'est-ce que je vois ?
- LANDRIEU
- Le froid.
- PELLERIN
- Tu as froid au mois de juillet ?
- LANDRIEU
- Je te dis qu'il fait froid ; tu ne comprends rien.
- PELLERIN
- Qu'est-ce que tu me disais ?
- LANDRIEU
- Quoi ?
- PELLERIN
- A propos de cocus.
- LANDRIEU
- Qui te parle de cocus ? Cocu toi-même. (Un temps.) Je vais chercher les informations. Il se lève et va au poste de T.S.F.
- CLOCHET
- Iln'yenapas.
- LANDRIEU
- Pas d'informations ?
- CLOCHET
- Ce n'est pas l'heure.
- LANDRIEU
- C'est ce que nous allons voir !
- Il empoigne le bouton. Musique, brouillage.
- PELLERIN
- Tu nous casses les oreilles.
- LANDRIEU, s'adressant au poste.
- Salaud ! (Un temps.) Je m'en fous, j'écouterai la B.B.C. ; quelle longueur d'onde ?
- PELLERIN
- Vingt et un mètres.
- Landrieu manœuvre le bouton : discours en tchèque. Landrieu se met à rire.
- LANDRIEU, riant.
- C'est du tchèque, tu te rends compte ; en ce moment, il y a un Tchèque qui parle à Londres. C'est grand le monde. (Il secoue l'appareil.) Tu ne peux pas causer français ? (Il éteint le poste.) Donne-moi à boire. (Pellerin lui verse un verre de vin. Il va à lui et boit.) Qu'est-ce que nous foutons ici ?
- PELLERIN
- Ici ou ailleurs...
- LANDRIEU
- Je voudrais être au baroud...
- PELLERIN
- Hum !
- LANDRIEU
- Parfaitement, je voudrais y être. (Il le saisit par les bras de sa veste.) Ne viens pas me dire que j'ai peur de mourir.
- PELLERIN
- Je ne dis rien.
- LANDRIEU
- Qu'est-ce que c'est, la mort ? Hein ? Qu'est-ce que c'est ? D'abord faut qu'on y passe, demain, après-demain, ou dans trois mois.
- CLOCHET, vivement.
- Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai. Les Anglais seront rejetés à la mer.
- LANDRIEU
- A la mer ? Tu les auras au cul, les Anglais. Ici dans ce village. Et ce sera le grand boum-boum, le zim-ba-da-boum, pan sur l'église, pan sur la mairie. Qu'est-ce que tu feras, Clochet ? Tu seras dans la cave ! Ha ! Ha ! dans la cave ! on rigolera bien ! (A Pellerin.) Une fois qu'on est mort... j'ai perdu mon idée. Tiens, les petits malins d'en haut, on va les abattre, eh bien, ça ne me fait ni chaud, ni froid. Chacun son tour. Voilà ce que je me dis. Aujourd'hui le leur. Demain le mien. Est-ce que ce n'est pas régulier ? Je suis régulier, moi. (Il boit.) On est des bêtes. (A Clochet.) Pourquoi bâilles-tu ?
- CLOCHET
- Je m'ennuie. LANDRIEU
- Tu n'as qu'à boire. Est-ce que je m'ennuie ? Tu préfères nous épier, tu rédiges ton rapport dans la tête. (Il verse un verre de vin el le tend à Clochet.) Bois, allons, bois !
- CLOCHET
- Je ne peux pas, j'ai mal au foie.
- LANDRIEU
- Tu boiras ce verre ou tu le recevras dans la figure. (Un temps. Clochet avance la main, prend le verre et boit.) Ha ! ha ! des bêtes, tous des bêtes, et c'est très bien comme ça. (On entend des pas ; quelqu'un marche au grenier. Ils lèvent tous trois les yeux. Ils écoulent en silence puis brusquement Landrieu se détourne, court à la porte, l'ouvre et appelle.) Corbier ! Corbier ! (Un milicien paraît.) Va les faire taire. Cogne dedans. (Le milicien sort, Landrieu referme la porte et revient vers les autres ; tous trois ont le nez en l'air et écoutent. Un silence.) Il faudra revoir leurs gueules. Sale journée.
- PELLERIN
- Vous avez besoin de moi pour les interroger ?
- LANDRIEU
- Comment ?
- PELLERIN
- Je pensais que le chef se cache peut-être en forêt. Je pourrais prendre vingt hommes et faire une battue.
- LANDRIEU, le regardant.
- Ah ? (Un temps. On entend toujours marcher.) Tu resteras ici.
- PELLERIN
- Bon. (Il hausse les épaules.) Nous perdrons notre temps.
- LANDRIEU
- Ça se peut, mais nous le perdrons ensemble.
- Ils regardent au plafond malgré eux et échangent les répliques qui suivent, la tête levée, jusqu'à ce que le bruit cesse.
- CLOCHET
- Il est temps de faire descendre le môme.
- LANDRIEU
- Le môme, je m'en fous. C'est le type que je veux faire parler. PELLERIN
- Ils ne parleront pas.
- LANDRIEU
- Je te dis qu'ils parleront. Ce sont des bêtes, il faut savoir les prendre. Ha ! nous n'avons pas cogné assez fort. (Bousculade au grenier, puis silence. Landrieu, satisfait.) Qu'est-ce que tu en dis ? Les voilà calmés. Rien ne vaut la manière forte.
- Visiblement, ils sont soulagés.
- CLOCHET
- Tu devrais tout de même commencer par le petit.
- LANDRIEU
- D'accord. (Il va à la porte.) Corbier ! (Pas de réponse.) Corbier ! (Des pas précipités dans le couloir. Corbier paraît.) Va chercher le môme.
- CORBIER
- Le môme ? Ils l'ont buté.
- LANDRIEU
- Quoi ?
- CORBIER
- Ils l'ont buté pendant la nuit. Je l'ai trouvé, la tête sur les genoux de sa sœur. Elle disait qu'il dormait ; il est déjà froid, avec des traces de doigts sur le cou.
- LANDRIEU
- Ah ? (Un temps.) Qui est-ce qui marchait ?
- CORBIER
- Le Grec.
- LANDRIEU
- Bon. Tu peux t'en aller.
- Corbier s'en va. Silence. Clochet lève malgré lui la tête vers le plafond.
- PELLERIN, explosant.
- Douze balles dans la peau, tout de suite. Qu'on ne le revoie plus.
- LANDRIEU
- Tais-toi ! (Il va à la radio et tourne le bouton. Valse lente. Puis il revient à la chaire, se verse à boire. Au moment où il repose son verre, il voit le portrait de Pétain.) Tu vois ça, tu vois ça, mais tu t'en laves les mains. Tu te sacrifies ; tu te donnes à la France, les petits détails tu t'en fous. Tu es entré dans l'histoire, toi. Et nous, nous sommes dans la merde. Saloperie !
- Il lui jette son verre de vin à la figure.
- CLOCHET Landrieu !
- LANDRIEU
- Mets ça dans ton rapport. (Un temps. Il s'est calmé avec effort. Il revient vers Pellerin.) Douze balles dans la peau, ce serait trop facile. C'est ce qu'ils souhaitent, comprends-tu ?
- PELLERIN
- Tant mieux pour eux, si c'est ce qu'ils souhaitent. Mais qu'on en finisse, et qu'on ne les revoie plus.
- LANDRIEU
- Je ne veux pas qu'ils crèvent sans avoir parlé.
- PELLERIN
- Ils n'ont plus rien à nous dire. Depuis vingt-quatre heures qu'ils sont là, leur chef a eu tout le temps de se tailler.
- LANDRIEU
- Je me fous de leur chef, je veux qu'ils parlent.
- PELLERIN
- Et s'ils ne parlent pas ?
- LANDRIEU
- Ne te casse pas la tête.
- PELLERIN
- Mais tout de même, s'ils ne parlent pas.
- LANDRIEU, criant.
- Je te dis de ne pas te casser la tête.
- PELLERIN
- Eh bien, fais-les chercher.
- LANDRIEU
- Naturellement, je vais les faire chercher.
- Il ne bouge pas. Clochet se met à rire.
- CLOCHET
- Si c'étaient des martyrs, hein ?
- Landrieu va brusquement à la porte.
- LANDRIEU Amène-les.
- CORBIER, paraissant. Tous les trois ?
- LANDRIEU
- Oui ! Tous les trois.
- Corbier sort.
- PELLERIN
- La fille, tu aurais pu la laisser en haut.
- Bruit de pas par-dessus leur tête.
- LANDRIEU
- Ils descendent. (Il va à la radio et l'arrête.) S'ils donnent leur chef, je leur laisse la vie sauve.
- CLOCHET
- Landrieu, tu es fou !
- LANDRIEU
- Ta gueule !
- CLOCHET
- Ils méritent dix fois la mort.
- LANDRIEU
- Je me fous de ce qu'ils méritent. Je veux qu'ils cèdent. Ils ne me feront pas le coup du martyre.
- PELLERIN
- Je... écoute, je ne pourrais pas le supporter. Si je devais penser qu'ils vivront, qu'ils nous survivront peut-être et que nous serons toute leur vie ce souvenir dans leur tête...
- LANDRIEU
- Tu n'as pas besoin de t'en faire. S'ils parlent pour sauver leur vie, ils éviteront de se rappeler ce genre de souvenir. Les voilà.
- Pellerin se lève brusquement et fait disparaître sous la chaise les bouteilles et les verres. Ils attendent tous trois, immobiles et debout.
- SCÈNE II
- LES MÊMES, LUCIE, HENRI, CANORIS, TROIS MILICIENS.
- Ils se regardent en silence.
- LANDRIEU
- Le petit qui était avec vous, qu'en avez-vous fait ?
- Ils ne répondent pas.
- PELLERIN
- Assassins !
- LANDRIEU
- Tais-toi. (Aux autres.) Il voulait parler, hein ? Et vous, vous avez voulu l'en empêcher.
- LUCIE, violemment.
- Ce n'est pas vrai. Il ne voulait pas parler. Personne ne voulait parler.
- LANDRIEU
- Alors ?
- HENRI
- Il était trop jeune. Ça ne valait pas la peine de le laisser souffrir.
- LANDRIEU
- Qui de vous l'a étranglé ?
- CANORIS
- Nous avons décidé ensemble et nous sommes tous responsables.
- LANDRIEU
- Bien. (Un temps.) Si vous donnez les renseignements qu'on vous demande, vous avez la vie sauve.
- CLOCHET
- Landrieu !
- LANDRIEU
- Je vous ai dit de vous taire. (Aux autres.) Acceptez-vous ? (Un temps.) Alors ? C'est oui ou c'est non. (Ils gardent le silence. Landrieu est décontenancé.) Vous refusez ? Vous donnez trois vies pour en sauver une ? Quelle absurdité. (Un temps.) C'est la vie que je vous propose ! La vie ! La vie ! Êtes-vous sourds ?
- Un silence, puis Lucie s'avance vers eux.
- LUCIE
- Gagné ! Nous avons gagné ! Ce moment-ci nous paye de bien des choses. Tout ce que j'ai voulu oublier cette nuit, je suis fière de m'en souvenir. Ils m'ont arraché ma robe. (Montrant Clochet.) Celui-ci pesait sur mes jambes. (Montrant Landrieu.) Celui-ci me tenait les bras. (Montrant Pellerin.) Et celui-ci m'a prise de force. Je peux le dire, à présent, je peux le crier : vous m'avez violée et vous en avez honte. Je suis lavée. Où sont vos pinces et vos tenailles ? Où sont vos fouets ? Ce matin vous nous suppliez de vivre. Et c'est non. Non ! Il faut que vous finissiez votre affaire.
- PELLERIN
- Assez ! Assez ! Cognez dessus !
- LANDRIEU
- Arrêtez ! Pellerin, je ne serai peut-être plus longtemps votre chef, mais tant que je commanderai, on ne discutera pas mes ordres. Emmenez-les.
- CLOCHET
- On ne les travaille pas un petit peu tout de même ? Parce qu'enfin tout ça ce sont des mots. Rien que des mots. Du vent. (Désignant Henri.) Ce type-là nous est arrivé tout faraud hier et nous l'avons fait crier comme une femme.
- HENRI
- Vous verrez si vous me faites crier aujourd'hui.
- LANDRIEU
- Travaille-les si tu en as le courage.
- CLOCHET
- Oh moi ! tu sais, même si c'étaient des martyrs, ça ne me gênerait pas. J'aime le travail pour lui-même. (Aux miliciens.) Conduisez-les sur les tables.
- CANORIS
- Un moment. Si nous acceptons, qu'est-ce qui nous prouve que vous nous laisserez la vie.
- LANDRIEU
- Vous avez ma parole.
- CANORIS
- Oui. Enfin, il faudra s'en contenter. C'est pile ou face. Que ferez-vous de nous ?
- LANDRIEU
- Je vous remettrai aux autorités allemandes.
- CANORIS
- Qui nous fusilleront.
- LANDRIEU
- Non. Je leur expliquerai votre cas.
- CANORIS
- Bien. (Un temps.) Je suis disposé à parler si mes camarades le permettent.
- HENRI
- Canoris !
- CANORIS
- Puis-je rester seul avec eux ? Je crois que je pourrai les convaincre.
- LANDRIEU, le dévisageant.
- Pourquoi veux-tu parler ? Tu as peur de mourir ? Un long silence, puis Canoris baisse la tête.
- CANORIS
- Oui.
- LUCIE
- Lâche !
- LANDRIEU
- Bon. (Aux miliciens.) Toi, mets-toi devant la fenêtre. Et toi, garde la porte. Venez, vous autres. Tu as un quart d'heure pour les décider. Landrieu, Pellerin et Clochet sortent par la porte du fond.
- SCÈNE III
- CANORIS, LUCIE, HENRI.
- Pendant toute la première partie de la scène, Lucie demeure silencieuse et paraît ne pas s'intéresser au débat.
- CANORIS va jusqu'à la fenêtre et revient.
- Il revient vers eux et, d'une voix vive et basse. Le soleil se couche. Il va pleuvoir.
- Êtes-vous fous ? Vous me regardez comme s'il s'agissait de livrer notre chef. Je veux simplement les envoyer à la grotte de Servaz, comme Jean nous l'a conseillé. (Un temps. Il sourit.) Ils nous ont un peu abîmés, mais nous sommes encore parfaitement utilisables. (Un temps.) Allons ! il faut parler : On ne peut pas gaspiller trois vies. (Un temps. Doucement.) Pourquoi voulez-vous mourir ? A quoi cela sert-il ? Mais répondez ! A quoi cela sert-il ?
- HENRI
- A rien.
- CANORIS
- Alors ?
- HENRI
- Je suis fatigué.
- CANORIS
- Je le suis encore davantage. J'ai quinze ans de plus que toi et ils m'ont travaillé plus dur. La vie qu'ils me laisseront n'a rien de bien enviable.
- HENRI, doucement.
- Est-ce que tu as une telle peur de la mort ?
- CANORIS
- Je n'ai pas peur. Je leur ai menti tout à l'heure et je n'ai pas peur. Mais nous n'avons pas le droit de mourir pour rien.
- HENRI
- Ah ! pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Ils m'ont brisé les poignets, ils m'ont arraché la peau : est-ce que je n'ai pas payé ? Nous avons gagné. Pourquoi veux-tu que je recommence à vivre quand je peux mourir avec moi-même ?
- CANORIS
- Il y a des copains à aider.
- HENRI
- Quels copains ? Où ?
- CANORIS
- Partout.
- HENRI
- Tu parles ! S'ils nous font grâce, ils nous enverront dans les mines de sel.
- CANORIS
- Eh bien, on s'évade.
- HENRI
- Toi, tu t'évaderas ? Tu n'es plus qu'une loque.
- CANORIS
- Si ce n'est pas moi, ce sera toi.
- HENRI
- Une chance sur cent.
- CANORIS
- Ça vaut qu'on prenne le risque. Et même si on ne s'évade pas, il y a d'autres hommes dans les mines : des vieux qui sont malades, des femmes qui ne tiennent pas le coup. Ils ont besoin de nous.
- HENRI
- Écoute, quand j'ai vu le petit par terre, tout blanc, j'ai pensé : ça va, j'ai fait ce que j'ai fait et je ne regrette rien. Seulement, bien sûr, c'était dans la supposition que j'allais mourir à l'aube. Si je n'avais pas pensé qu'on serait six heures plus tard sur le même tas de fumier... (Criant.) Je ne veux pas lui survivre. Je ne veux pas survivre trente ans à ce môme. Canoris, ce sera si facile : nous n'aurons même pas le temps de regarder les canons de leurs fusils.
- CANORIS
- Nous n'avons pas le droit de mourir pour rien.
- HENRI
- Est-ce que ça garde un sens de vivre quand il y a des hommes qui vous tapent dessus jusqu'à vous casser les os ? Tout est noir. (Il regarde par la fenêtre.) Tu as raison, la pluie va tomber.
- CANORIS
- Le ciel s'est entièrement couvert. Ce sera une bonne averse.
- HENRI, brusquement. C'était par orgueil.
- CANORIS
- Quoi ?
- HENRI
- Le petit. Je crois que je l'ai tué par orgueil.
- CANORIS
- Qu'est-ce que ça peut faire : il fallait qu'il meure.
- HENRI
- Je traînerai ce doute comme un boulet. A toutes les minutes de ma vie, je m'interrogerai sur moi-même. (Temps.) Je ne peux pas ! Je ne peux pas vivre.
- CANORIS
- Que d'histoires ! Tu auras assez à faire avec les autres, va ; tu t'oublieras... tu t'occupes trop de toi, Henri ; tu veux sauver ta vie... Bah ! Il faut travailler ; on se sauve par-dessus le marché. (Un temps.) Écoute, Henri : si tu meurs aujourd'hui, on tire le trait : tu l'as tué par orgueil, c'est fixé, pour toujours. Si tu vis...
- HENRI
- Eh bien ?
- CANORIS
- Alors rien n'est arrêté : c'est sur ta vie entière qu'on jugera chacun de tes actes. (Un temps.) Si tu te laisses tuer quand tu peux travailler encore, il n'y aura rien de plus absurde que ta mort. (Un temps.) Je les appelle ?
- HENRI, désignant Lucie. Qu'elle décide.
- CANORIS
- Tu entends, Lucie ?
- LUCIE
- Décider quoi ? Ah oui : Eh bien c'est tout décidé : dis-leur que nous ne parlerons pas et qu'ils fassent vite.
- CANORIS
- Et les copains, Lucie ?
- LUCIE
- Je n'ai plus de copains. (Elle va vers les miliciens.) Allez les chercher : nous ne parlerons pas.
- CANORIS, la suivant, aux miliciens.
- Il reste cinq minutes. Attendez.
- Il la ramène sur le devant de la scène.
- LUCIE
- Cinq minutes ; oui. Et qu'espères-tu ? Me convaincre en cinq minutes ?
- CANORIS
- Oui.
- LUCIE
- Cœur pur ! Tu peux bien vivre, toi, tu as la conscience tranquille, ils t'ont un peu bousculé, voilà tout. Moi, ils m'ont avilie, il n'y a pas un pouce de ma peau qui ne me fasse horreur. (A Henri.) Et toi, qui fais des manières parce que tu as étranglé un môme, te rappelles-tu que ce môme était mon frère et que je n'ai rien dit ? J'ai pris tout le mal sur moi ; il faut qu'on me supprime et tout ce mal avec.
- Allez-vous-en ! Allez vivre, puisque vous pouvez vous accepter. Moi, je me hais et je souhaite qu'après ma mort tout soit sur terre comme si je n'avais jamais existé.
- HENRI
- Je ne te quitterai pas, Lucie, et je ferai ce que tu auras décidé.
- Un temps.
- CANORIS
- Il faut donc que je vous sauve malgré vous.
- LUCIE
- Tu parleras ?
- CANORIS
- Il le faut.
- LUCIE, violemment.
- Je leur dirai que tu mens et que tu as tout inventé. (Un temps.) Si j'avais su que tu allais manger le morceau, crois-tu que je vous aurais laissé toucher à mon frère.
- CANORIS
- Ton frère voulait livrer notre chef et moi je veux les lancer sur une fausse piste.
- LUCIE
- C'est la même chose. Il y aura le même triomphe dans leurs yeux.
- CANORIS
- Lucie ! C'est donc par orgueil que tu as laissé mourir François ?
- LUCIE
- Tu perds ton temps. A moi, tu n'arriveras pas à donner des remords.
- UN MILICIEN
- Il reste deux minutes.
- CANORIS Henri !
- HENRI
- Je ferai ce qu'elle aura décidé.
- CANORIS, à Lucie.
- Pourquoi te soucies-tu de ces hommes. Dans six mois ils se terreront dans une cave et la première grenade qu'on jettera sur eux par un soupirail mettra le point final à toute cette histoire. C'est tout le reste qui compte. Le monde et ce que tu fais dans le monde, les copains et ce que tu fais pour eux.
- LUCIE
- Je suis sèche, je me sens seule, je ne peux penser qu'à moi. CANORIS, doucement.
- Est-ce que tu ne regrettes vraiment rien sur terre ?
- LUCIE
- Rien. Tout est empoisonné.
- CANORIS Alors...
- Geste résigné. Il fait un pas vers les miliciens. La pluie se met à tomber ; par gouttes légères et espacées d'abord puis par grosses gouttes pressées.
- LUCIE, vivement.
- Qu'est-ce que c'est ? (A voix basse et lente.) La pluie. (Elle va jusqu'à la fenêtre et regarde tomber la pluie. Un temps.) Il y a trois mois que je n'avais entendu le bruit de la pluie. (Un temps.) Mon Dieu, pendant tout ce temps, il a fait beau, c'est horrible. Je ne me rappelais plus, je croyais qu'il fallait toujours vivre sous le soleil. (Un temps.) Elle tombe fort, ça va sentir la terre mouillée. (Ses lèvres se mettent à trembler.) Je ne veux pas... je ne veux pas...
- Henri et Canoris viennent près d'elle.
- HENRI Lucie !
- LUCIE
- Je ne veux pas pleurer, je deviendrais comme une bête. (Henri la prend dans ses bras.) Lâchez-moi ! (Criant.) J'aimais vivre, j'aimais vivre ! Elle sanglote sur l'épaule d'Henri.
- LE MILICIEN, s'avançant. Alors ? c'est l'heure.
- CANORIS, après un regard à Lucie.
- Va dire à tes chefs que nous allons parler. Le milicien sort. Un temps.
- LUCIE, se reprenant.
- C'est vrai ? Nous allons vivre ? J'étais déjà de l'autre côté... Regardez-moi. Souriez-moi. Il y a si longtemps que je n'ai vu de sourire... Est-ce que
- nous faisons bien, Canoris ? Est-ce que nous faisons bien ? CANORIS
- Nous faisons bien. Il faut vivre. (Il s'avance vers un milicien.) Va dire à tes chefs que nous allons parler. Le milicien sort.
- SCÈNE IV
- LES MÊMES, LANDRIEU, PELLERIN, CLOCHET. LANDRIEU
- Eh bien ?
- CANORIS
- Sur la route de Grenoble, à la borne 42, prenez le sentier à main droite. Au bout de cinquante mètres en forêt vous trouverez un taillis et derrière le taillis une grotte. Le chef est caché là avec des armes.
- LANDRIEU, aux miliciens.
- Dix hommes. Qu'ils partent aussitôt. Tâchez de le ramener vivant. (Un temps.) Reconduisez les prisonniers là-haut. Les miliciens font sortir les prisonniers. Clochet hésite un instant, puis se glisse derrière eux.
- SCÈNE V
- LANDRIEU, PELLERIN, puis CLOCHET.
- PELLERIN
- Tu crois qu'ils ont dit la vérité ?
- LANDRIEU
- Naturellement. C'est des bêtes. (Il s'assied au bureau.) Eh bien ? On a fini par les avoir. Tu as vu leur sortie ? Ils étaient moins fiers qu'à l'entrée.
- (Clochet rentre. Aimablement.) Alors, Clochet ? On les a eus ?
- CLOCHET, se frottant les mains d'un air distrait. Oui, oui ; on les a eus.
- PELLERIN, à Landrieu. Tu les laisses vivre ?
- LANDRIEU
- Oh ! de toute façon, à présent... (Salve sous les fenêtres.) Qu'est-ce que...? (Clochet rit d'un air confus derrière sa main.) Clochet, tu n'as pas... Clochet fait signe que oui en riant toujours.
- CLOCHET
- J'ai pensé que c'était plus humain.
- LANDRIEU
- Salaud !
- Deuxième salve, il court à la fenêtre.
- PELLERIN
- Laisse donc, va, jamais deux sans trois.
- LANDRIEU
- Je ne veux pas...
- PELLERIN
- On aurait bonne mine aux yeux du survivant.
- CLOCHET
- Dans un instant, personne ne pensera plus rien de tout ceci. Personne d'autre que nous.
- Troisième salve. Landrieu tombe assis.
- LANDRIEU
- Ouf !
- Clochet va à la radio el tourne les boutons. Musique.
- RIDEAU
- GALLIMARD
- 5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07 www.gallimard.fr
- © Éditions Gallimard, 1947. Pour l'édition papier.
- © Éditions Gallimard, 2017. Pour l'édition numérique.
- Couverture : Héléna Bossis et Habib Benglia dans la P... respectueuse de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Julien Bertheau, Théâtre Antoine direction Simone Berriau, 1946. Photo © Lipnitzki-Viollet.
- Le présent ouvrage a bénéficié du soutien du CNL pour sa numérisation.
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- LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ, I : L'ÂGE DE RAISON (Folio).
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- SARTRE. IMAGES D'UNE VIE, album préparé par L. Sendyk-Siegel, commentaire de Simone de Beauvoir. ALBUM SARTRE. Iconographie choisie et commentée par Annie Cohen-Solal.
- Jean-Paul Sartre
- La P... respectueuse suivi de Morts sans sépulture
- Qu'est-ce que tu m'as fait ? Tu colles à moi comme mes dents à mes gencives. Je te vois partout, je vois ton ventre, ton sale ventre de chienne, je sens ta chaleur dans mes mains, j'ai ton odeur dans les narines. J'ai couru jusqu'ici, je ne savais pas si c'était pour te tuer ou pour te prendre de force. Maintenant, je sais. (Il la lâche brusquement.) Je ne peux pourtant pas me damner pour une putain.
- Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, est l'auteur de romans : La Nausée, L'Age de raison, Le Sursis, La Mort dans l'âme ; de nouvelles : Le Mur ; d'essais philosophiques : L'Etre et le néant, L'Idiot de la famille ; de théâtre : Les Mouches, Huis clos, Les Mains sales, Le Diable et le bon Dieu, Les Séquestrés d'Altona.
- Cette édition électronique du livre La P... respectueuse suivi de Morts sans sépulture de Jean-Paul Sartre a été réalisée le 20 décembre 2017 par les Éditions Gallimard.
- Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070368686 - Numéro d'édition : 325158). Code Sodis : N92633 - ISBN : 9782072756207 - Numéro d'édition : 325496
- Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.
Où j'en suis dans mon devoir
Une question sur ce texte
1
Rédiger la dernière scène clôturant la pièce sous forme d’une pièce de théâtre avec dialogues et didascalies pour préciser l’action.
- La rédaction se fera de manière numérique dans un fichier Word et me sera envoyé par mail via Mon Bureau Numérique.
- La mise en page sera semblable à celle d’une pièce de théâtre : Le nom du personnage qui s’exprime estcentré, son texte en dessous, et des didascalies pour préciser le ton du personnage si nécessaire
2 commentaires pour ce devoir
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Tu as copié deux pièces. Laquelle dois-tu étudier ?
As-tu une idée de ce que tu peux écrire ?
Deux pièces je doit étudié et il faut rédiger le dernier scène mais maintenant j'ai aucune idée