Devoirs en français

Publié le 14 avr. 2020 il y a 4A par kedisona30 - Fin › 27 avr. 2020 dans 4A
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Sujet du devoir

  1.  
  2.  Jean-Paul Sartre
  3. La p... respectueuse
  4. PIÈCE EN UN ACTE ET DEUX TABLEAUX
  5. suivi de
  6. Morts sans sépulture
  7. PIÈCE EN DEUX ACTES ET QUATRE TABLEAUX
  8. Gallimard
  9.  A Michel et à Zette Leiris La p... respectueuse
  10.  PERSONNAGES
  11. LIZZIE Héléna Bossis
  12. FRED Yves Vincent LE SÉNATEURRobert Moor
  13. LE NÈGRE
  14. JOHN
  15. JAMES
  16. Habib Benglia Roland Bailly Maik
  17. Plusieurs hommes :
  18. 1er HOMME Eugène Durand 2e HOMME Michel Jourdan
  19.  PREMIER TABLEAU
  20. Une chambre dans une ville américaine du Sud. Murs blancs. Un divan. A droite, une fenêtre, à gauche, une porte (salle de bains). Au fond, une petite antichambre donnant sur la porte d'entrée.
  21. SCÈNE I
  22. LIZZIE, puis LE NÈGRE.
  23. Avant que le rideau se lève, bruit de tempête sur la scène. Lizzie est seule, en bras de chemise, elle manœuvre l'aspirateur. On sonne. Elle hésite, regarde vers la porte de la salle de bains. On sonne à nouveau. Elle arrête l'aspirateur et va entrouvrir la porte de la salle de bains.
  24. LIZZIE, à mi-voix.
  25. On sonne, ne te montre pas. (Elle va ouvrir. Le nègre apparaît dans le cadre de la porte. C'est un gros et grand nègre à cheveux blancs. Il se
  26. tient raide.) Qu'est-ce que c'est ? Vous devez vous tromper d'adresse. (Un temps.) Mais qu'est-ce que vous voulez ? Parlez donc.
  27. LE NÈGRE, suppliant.
  28. S'il vous plaît, madame, s'il vous plaît.
  29. LIZZIE
  30. De quoi ? (Elle le regarde mieux.) Attends. C'est toi qui étais dans le train ? Tu as pu leur échapper ? Comment as-tu trouvé mon adresse ?
  31. LE NÈGRE
  32. Je l'ai cherchée, madame, je l'ai cherchée partout. (Il fait un geste pour entrer.) S'il vous plaît !
  33. LIZZIE
  34. N'entre pas. J'ai quelqu'un. Mais qu'est-ce que tu veux ?
  35. LE NÈGRE
  36. S'il vous plaît.
  37. LIZZIE
  38. Mais quoi ? quoi ? tu veux de l'argent ?
  39. LE NÈGRE
  40. Non, madame. (Un temps.) S'il vous plaît, dites-lui que je n'ai rien fait.
  41. LIZZIE
  42. A qui ?
  43. LE NÈGRE
  44.  Au juge. Dites-le-lui, madame. S'il vous plaît, dites-le-lui.
  45. LIZZIE
  46. Je ne dirai rien du tout.
  47. LE NÈGRE
  48. S'il vous plaît.
  49. LIZZIE
  50. Rien du tout. J'ai assez d'embêtements dans ma propre vie, je ne veux pas m'appuyer ceux des autres. Va-t'en.
  51. LE NÈGRE
  52. Vous savez que je n'ai rien fait. Est-ce que j'ai fait quelque chose ?
  53. LIZZIE
  54. Tu n'as rien fait. Mais je n'irai pas chez le juge. Les juges et les flics, je les rends par les trous de nez.
  55. LE NÈGRE
  56. J'ai quitté ma femme et mes enfants, j'ai tourné en rond toute la nuit. Je n'en peux plus.
  57. LIZZIE
  58. Quitte la ville.
  59. LE NÈGRE
  60. Ils guettent dans les gares.
  61. LIZZIE
  62. Qui est-ce qui guette ?
  63. LE NÈGRE
  64. Les blancs.
  65. LIZZIE
  66. Quels blancs ?
  67.  LE NÈGRE
  68. Tous les blancs. Vous n'êtes pas sortie ce matin ?
  69. LIZZIE
  70. Non.
  71. LE NÈGRE
  72. Il y a beaucoup de gens dans les rues. Des jeunes et des vieux ; ils s'abordent sans se connaître.
  73. LIZZIE
  74. Qu'est-ce que ça veut dire ?
  75. LE NÈGRE
  76. Ça veut dire qu'il ne me reste plus qu'à courir en rond jusqu'à ce qu'ils m'attrapent. Quand des blancs qui ne se connaissent pas se mettent à parler entre eux, il y a un nègre qui va mourir. (Un temps.) Dites que je n'ai rien fait, madame. Dites-le au juge ; dites-le aux gens du journal. Peut- être qu'ils l'imprimeront. Dites-le, madame, dites-le ! dites-le !
  77. LIZZIE
  78. Ne crie pas. J'ai quelqu'un. (Un temps.) Pour le journal, n'y compte pas. C'est pas le moment de me faire remarquer. (Un temps.) S'ils me forcent à témoigner, je te promets de leur dire la vérité.
  79. LE NÈGRE
  80. Vous leur direz que je n'ai rien fait ?
  81. LIZZIE
  82. Je leur dirai.
  83. LE NÈGRE
  84. Vous me le jurez, madame ?
  85. LIZZIE Oui, oui.
  86. LE NÈGRE
  87. Sur le bon Dieu qui nous voit ?
  88. LIZZIE
  89. Oh ! va te faire foutre. Je te le promets, ça doit te suffire. (Un temps.) Mais va-t'en ! Va-t'en donc !
  90.  LE NÈGRE, brusquement. S'il vous plaît, cachez-moi.
  91. LIZZIE
  92. Te cacher ? LE NÈGRE
  93. Vous ne voulez pas, madame ? Vous ne voulez pas ?
  94. LIZZIE
  95. Te cacher ! Moi ? Tiens. (Elle lui claque la porte au nez.) Pas d'histoires. (Elle se tourne vers la salle de bains.) Tu peux sortir. Fred sort en bras de chemise, sans col ni cravate.
  96.  SCÈNE II
  97. LIZZIE, FRED. FRED
  98. Qu'est-ce que c'était ?
  99. LIZZIE
  100. C'était rien.
  101. FRED
  102. Je croyais que c'était la police.
  103. LIZZIE
  104. La police ? Tu as quelque chose à faire avec la police ?
  105. FRED
  106. Moi, non. Je croyais que c'était pour toi.
  107. LIZZIE, offensée.
  108. Dis donc ! Je n'ai jamais pris un sou à personne !
  109. FRED
  110. Et tu n'as jamais eu affaire à la police ?
  111. LIZZIE
  112. Pas pour des vols, en tout cas.
  113. Elle s'active avec l'aspirateur. Bruit de tempête.
  114. FRED, agacé par le bruit. Ha!
  115. LIZZIE, criant pour se faire entendre. Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri ?
  116. FRED, criant.
  117. Tu me casses les oreilles.
  118. LIZZIE, criant.
  119.  J'ai bientôt fini. (Un temps.) Je suis comme ça.
  120. FRED, criant. Comment ?
  121. LIZZIE, criant.
  122. Je te dis que je suis comme ça.
  123. FRED, criant. Comme quoi ?
  124. LIZZIE, criant.
  125. Comme ça. Le lendemain matin, c'est plus fort que moi : il faut que je prenne un bain et que je passe l'aspirateur.
  126. Elle abandonne l'aspirateur. FRED, désignant le lit.
  127. Pendant que tu y es, couvre ça.
  128. LIZZIE
  129. Quoi ?
  130. FRED
  131. Le lit. Je te dis de le couvrir. Ça sent le péché.
  132. LIZZIE
  133. Le péché ? Où vas-tu chercher ce que tu dis ? Tu es pasteur ?
  134. FRED
  135. Non. Pourquoi ?
  136. LIZZIE
  137. Tu parles comme la Bible. (Elle le regarde.) Non, tu n'es pas pasteur : tu te soignes trop. Fais voir tes bagues. (Avec admiration.) Oh, dis donc ! dis donc ! Tu es riche ?
  138. FRED
  139. Oui.
  140.  LIZZIE
  141. Très riche ?
  142. FRED
  143. Très.
  144. LIZZIE
  145. Tant mieux. (Elle lui met les bras autour du cou et lui tend ses lèvres.) Je trouve que c'est mieux pour un homme, d'être riche, ça donne confiance.
  146. Il hésite à l'embrasser puis se détourne.
  147. FRED Couvre le lit.
  148. LIZZIE
  149. Bon. Bon, bon ! Je vais le couvrir. (Elle le couvre et rit toute seule.) « Ça sent le péché ! » J'aurais pas trouvé ça. Dis donc, c'est ton péché, mon chéri. (Geste de Fred.) Oui, oui : c'est le mien aussi. Mais j'en ai tant sur la conscience... (Elle s'assied sur le lit et force Fred à s'asseoir près d'elle.) Viens. Viens t'asseoir sur notre péché. C'était un beau péché, hein ? Un péché mignon. (Elle rit.) Mais ne baisse pas les yeux. Est-ce que je te fais peur ? (Fred la serre brutalement contre lui.) Tu me fais mal ! Tu me fais mal ! (Il la lâche.) Drôle de pistolet ! Tu n'as pas l'air bon. (Un temps.) Dis-moi ton petit nom. Tu ne veux pas ? Ça me gêne, tu sais, de ne pas savoir ton petit nom. Ça sera bien la première fois. Le nom de famille, c'est bien rare s'ils le disent, et je les comprends. Mais le petit nom ! Comment veux-tu que je vous distingue les uns des autres si je ne sais pas vos petits noms. Dis-le-moi, mon chéri ?
  150. FRED
  151. Non.
  152. LIZZIE
  153. Alors, tu seras Monsieur sans nom. (Elle se lève.) Attends. Je vais finir de ranger. (Elle déplace quelques objets.) Là. Là. Tout est en ordre. Les chaises en rond autour de la table : c'est plus distingué. Tu ne connais pas un marchand de gravures ? Je voudrais mettre des images au mur. J'en ai une dans ma malle, une belle. La Cruche cassée, ça s'appelle ; on voit une jeune fille ; elle a cassé sa cruche, la pauvre. C'est français.
  154. FRED
  155. Quelle cruche ?
  156. LIZZIE
  157. Je ne sais pas, moi : sa cruche. Elle devait avoir une cruche. Je voudrais une vieille grand-mère pour lui faire pendant. Elle tricoterait ou elle raconterait une histoire à ses petits-enfants. Ah ! je vais tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre. (Elle le fait.) Ce qu'il fait beau ! Voilà une journée qui commence. (Elle s'étire.) Ha ! je me sens à mon aise : il fait beau, j'ai pris un bon bain, j'ai bien fait l'amour ; ce que je suis bien, ce que je me sens bien ! Viens voir ma vue ; viens ! J'ai une belle vue. Rien que des arbres, ça fait riche. Dis donc, j'ai eu du pot : du premier coup j'ai trouvé une chambre dans les beaux quartiers. Tu ne viens pas ? Tu n'aimes donc pas ta ville ?
  158. FRED
  159.  Je l'aime de ma fenêtre.
  160. LIZZIE, brusquement.
  161. Ça ne porte pas malheur, au moins, de voir un nègre au réveil ?
  162. FRED
  163. Pourquoi ?
  164. LIZZIE
  165. Je... il y en a un qui passe sur le trottoir d'en face.
  166. FRED
  167. Ça porte toujours malheur de voir des nègres. Les nègres, c'est le Diable. (Un temps.) Ferme la fenêtre.
  168. LIZZIE
  169. Tu ne veux pas que j'aère ?
  170. FRED
  171. Je te dis de fermer la fenêtre. Bon. Et tire les rideaux. Rallume.
  172. LIZZIE
  173. Pourquoi ? C'est à cause des nègres ?
  174. FRED
  175. Imbécile.
  176. LIZZIE
  177. Il fait un si beau soleil.
  178. FRED
  179. Pas de soleil ici. Je veux que ta chambre reste comme elle était cette nuit. Ferme la fenêtre, je te dis. Le soleil, je le retrouverai dehors. (Il se lève, va vers elle el la regarde.)
  180. LIZZIE, vaguement inquiète. Qu'est-ce qu'il y a ?
  181. FRED
  182.  Rien. Donne-moi ma cravate.
  183. LIZZIE
  184. Elle est dans la salle de bains. (Elle sort. Fred ouvre rapidement les tiroirs de la table et fouille, Lizzie rentre avec la cravate.) La voilà ! Attends. (Elle lui fait le nœud.) Tu sais, je ne fais pas souvent le client de passage parce qu'il faut voir trop de figures nouvelles. Mon idéal, ce serait d'être une chère habitude pour trois ou quatre personnes d'un certain âge, un le mardi, un le jeudi, un pour le week-end. Je te dis ça : tu es un peu jeune, mais tu as le genre sérieux, des fois que tu te sentirais tenté. Bon, bon, je ne dis plus rien. Tu y réfléchiras ! Là ! Là ! Tu es beau comme un astre. Embrasse-moi, mon joli ; embrasse-moi pour la peine. Tu ne veux pas m'embrasser ?
  185. Il l'embrasse brusquement et brutalement puis la repousse.
  186. Ouf !
  187. FRED
  188. Tu es le Diable.
  189. LIZZIE
  190. Hein?
  191. FRED
  192. Tu es le Diable.
  193. LIZZIE
  194. Encore la Bible ! Qu'est-ce qui te prend ?
  195. FRED
  196. Rien. Je me marrais.
  197. LIZZIE
  198. Tu as de drôles de façons de te marrer. (Un temps.) Tu es content ?
  199. FRED
  200. Content de quoi ?
  201. LIZZIE, elle l'imite en souriant.
  202. Content de quoi ? Que tu es bête, ma petite fille.
  203. FRED
  204. Ah ! Ah ! oui... Très content. Très content. Combien veux-tu ?
  205.  LIZZIE
  206. Qui est-ce qui te cause de ça ? Je te demande si tu es content, tu peux bien me répondre gentiment. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'es pas vraiment content ? Oh ! ça m'étonnerait, tu sais, ça m'étonnerait.
  207. FRED
  208. Ferme-la.
  209. LIZZIE
  210. Tu me serrais fort, tellement fort. Et puis tu m'as dit tout bas que tu m'aimais.
  211. FRED
  212. Tu étais soûle.
  213. LIZZIE
  214. Non, je n'étais pas soûle.
  215. FRED
  216. Si, tu étais soûle.
  217. LIZZIE
  218. Je te dis que non.
  219. FRED
  220. En tout cas, moi je l'étais. Je ne me rappelle rien.
  221. LIZZIE
  222. C'est dommage. Je me suis déshabillée dans la salle de bains et quand je suis retournée près de toi, tu es devenu tout rouge, tu ne te rappelles pas ? Même que j'ai dit : « Voilà mon écrevisse. » Tu ne te rappelles pas que tu as voulu éteindre la lumière et que tu m'as aimée dans le noir ? J'ai trouvé ça gentil et respectueux. Tu ne te rappelles pas ?
  223. FRED
  224. Non.
  225. LIZZIE
  226. Et quand on jouait aux deux nouveau-nés qui sont dans le même berceau ? Ça, tu te rappelles ?
  227. FRED
  228. Je te dis de la boucler. Ce qu'on fait la nuit appartient à la nuit. Le jour, on n'en parle pas.
  229.  LIZZIE, avec défi.
  230. Et si ça me fait plaisir d'en parler ? J'ai bien rigolé, tu sais.
  231. FRED
  232. Ah ! tu as bien rigolé. (Il marche sur elle, lui caresse doucement les épaules et referme ses mains autour de son cou.) Ça vous fait toujours rigoler quand vous croyez avoir entortillé un homme. (Un temps.) Je l'ai oubliée ta nuit. Complètement oubliée. Je revois le dancing, c'est tout. Le reste, c'est toi qui te le rappelles, toi seule. (Il lui serre le cou.)
  233. LIZZIE
  234. Qu'est-ce que tu fais ?
  235. FRED
  236. Je te serre le cou.
  237. LIZZIE
  238. Tu me fais mal.
  239. FRED
  240. Toi seule. Si je serrais un tout petit peu plus, il n'y aurait plus personne au monde pour se rappeler cette nuit. (Il la lâche.) Combien veux-tu.
  241. LIZZIE
  242. Si tu as oublié, c'est que j'ai mal travaillé. Je ne veux pas que tu paies de l'ouvrage mal fait.
  243. FRED
  244. Pas d'histoires : combien ?
  245. LIZZIE
  246. Écoute donc ; je suis ici depuis avant-hier, tu es le premier qui me fait visite : au premier je me donne pour rien, ça portera bonheur.
  247. FRED
  248. Je n'ai pas besoin de tes cadeaux.
  249. Il pose un billet de dix dollars sur la table.
  250. LIZZIE
  251. Je n'en veux pas de ton fafiot, mais je vais voir à combien tu m'estimes. Attends, que je devine ! (Elle prend le billet et ferme les yeux.) Quarante dollars ? Non. C'est trop et puis il y aurait deux billets. Vingt dollars ? Non plus ? Alors, c'est que c'est plus de quarante dollars. Cinquante. Cent ? (Pendant tout ce temps, Fred la regarde en riant silencieusement.) Tant pis, j'ouvre les yeux. (Elle regarde le billet.) Tu ne t'es pas trompé ?
  252. FRED
  253.  Je ne crois pas.
  254. LIZZIE
  255. Tu sais ce que tu m'as donné ?
  256. FRED
  257. Oui.
  258. LIZZIE
  259. Reprends-le. Reprends-le tout de suite. (Il le refuse du geste.) Dix dollars ! On t'en foutra, des jeunes filles comme moi, pour dix dollars ! Tu les as vues, mes jambes ? (Elle les lui montre.) Et mes seins, tu les as vus ? Est-ce que ce sont des seins de dix dollars ? Reprends ton billet et tire-toi, avant que je me fiche en colère. Monsieur voulait tout le temps recommencer, Monsieur m'a demandé de lui raconter mon enfance ; et, ce matin, Monsieur s'est offert des mauvaises humeurs, il m'a fait la gueule comme s'il me payait au mois : tout ça pour combien ? Pas pour quarante, pas pour trente, pas pour vingt : pour dix dollars.
  260. FRED
  261. Pour une cochonnerie, c'est large.
  262. LIZZIE
  263. Cochon toi-même ! D'où sors-tu, paysan ? Ta mère devait être une fière traînée, si elle ne t'a pas appris à respecter les femmes.
  264. FRED
  265. Vas-tu te taire ?
  266. LIZZIE
  267. Une fière traînée ! Une fière traînée !
  268. FRED, d'une voix blanche.
  269. Un conseil, ma petite : ne parle pas trop souvent de leurs mères aux gars de chez nous, si tu ne veux pas te faire étrangler.
  270. LIZZIE, marchant sur lui.
  271. Étrangle-moi donc ! Étrangle-moi pour voir !
  272. FRED, reculant.
  273. Tiens-toi tranquille. (Lizzie prend une potiche sur la table dans l'intention évidente de la lui casser sur la tête.) Voilà dix dollars de plus, mais
  274. tiens-toi tranquille. Tiens-toi tranquille ou je te fais boucler !
  275. LIZZIE
  276. Toi, tu me ferais boucler ?
  277.  FRED
  278. Moi.
  279. LIZZIE
  280. Toi ?
  281. FRED
  282. Moi.
  283. LIZZIE
  284. Ça m'étonnerait.
  285. FRED
  286. Je suis le fils de Clarke.
  287. LIZZIE
  288. Quel Clarke ?
  289. FRED
  290. Le sénateur.
  291. LIZZIE
  292. Vraiment ? Et moi je suis la fille de Roosevelt. FRED
  293. Tu as vu la tête de Clarke dans les journaux ?
  294. LIZZIE
  295. Oui... Après ?
  296. FRED
  297. Le voilà. (Il montre une photo.) Je suis à côté de lui, il me tient par l'épaule.
  298. LIZZIE, subitement calmée.
  299. Dis donc ! Ce qu'il est bien, ton père ! Laisse-moi voir.
  300.  Fred lui arrache la photo des mains.
  301. FRED Ça suffit.
  302. LIZZIE
  303. Ce qu'il est bien. Il a l'air si juste, si sévère ! C'est vrai ce qu'on dit, que sa parole est de miel ? (Il ne répond pas.) Le jardin, il est à vous ?
  304. FRED
  305. Oui.
  306. LIZZIE
  307. Il a l'air si grand. Et les petites sur les fauteuils, ce sont tes sœurs ? (Il ne répond pas.) Elle est sur la colline, ta maison ?
  308. FRED
  309. Oui.
  310. LIZZIE
  311. Alors, le matin, quand tu prends ton breakfast, tu vois toute la ville de ta fenêtre ?
  312. FRED
  313. Oui.
  314. LIZZIE
  315. Est-ce qu'on sonne la cloche, aux heures des repas, pour vous appeler ? Tu peux bien me répondre.
  316. FRED
  317. On tape sur un gong.
  318. LIZZIE, extasiée.
  319. Sur un gong ! Je te comprends pas. Moi, avec une famille pareille et une pareille maison, faudrait me payer pour que je découche. (Un temps.)
  320. Pour ta maman, je m'excuse : j'étais en colère. Est-ce qu'elle est aussi sur la photo ?
  321. FRED
  322. Je t'ai défendu de me parler d'elle.
  323. LIZZIE
  324.  Bon, bon. (Un temps.) Je peux te poser une question ? (Il ne répond pas.) Si l'amour te dégoûte, qu'est-ce que tu es venu faire chez moi ? (Il ne répond pas. Elle soupire.) Enfin ! A tant faire que d'être ici, j'essaierai de m'habituer à vos manières.
  325. Un temps. Fred se donne un coup de peigne devant la glace.
  326. FRED
  327. Tu viens du Nord ?
  328. LIZZIE
  329. Oui.
  330. FRED
  331. DeNewYork?
  332. LIZZIE
  333. Qu'est-ce que ça peut te faire ?
  334. FRED
  335. Tu as parlé de New York tout à l'heure.
  336. LIZZIE
  337. Tout le monde peut parler de New York, ça ne prouve rien.
  338. FRED
  339. Pourquoi n'es-tu pas restée là-bas ?
  340. LIZZIE
  341. J'en avais marre.
  342. FRED
  343. Des ennuis ?
  344. LIZZIE
  345. Bien sûr : je les attire, il y a des natures comme ça. Tu vois ce serpent ? (Elle lui montre le bracelet.) Il porte la poisse. FRED
  346. Pourquoi le mets-tu ?
  347.  LIZZIE
  348. A présent que je l'ai, il faut que je le garde. Il paraît que c'est terrible, les vengeances de serpent.
  349. FRED
  350. C'est toi que le nègre a voulu violer ?
  351. LIZZIE
  352. Quoi ?
  353. FRED
  354. Tu es arrivée avant-hier par le rapide de six heures ?
  355. LIZZIE
  356. Oui.
  357. FRED
  358. Alors, c'est bien toi.
  359. LIZZIE
  360. Personne n'a voulu me violer. (Elle rit avec un peu d'amertume.) Me violer ! Tu te rends compte ?
  361. FRED
  362. C'est toi, Webster me l'a dit hier, au dancing.
  363. LIZZIE
  364. Webster ? (Un temps.) C'est donc ça ! FRED
  365. Quoi ?
  366. LIZZIE
  367. C'est donc ça que tes yeux brillaient. Ça t'excitait, hein ? Salaud ! Avec un père qui est si bon.
  368. FRED
  369.  Imbécile. (Un temps.) Si je pensais que tu as couché avec un noir...
  370. LIZZIE
  371. Eh bien ?
  372. FRED
  373. J'ai cinq domestiques de couleur. Quand on m'appelle au téléphone et que l'un d'eux décroche l'appareil, il l'essuie avant de me le tendre.
  374. LIZZIE, sifflement admiratif.
  375. Je vois.
  376. FRED, doucement.
  377. Nous n'aimons pas beaucoup les nègres, ici. Ni les blanches qui s'amusent avec eux.
  378. LIZZIE
  379. Suffit. J'ai rien contre eux, mais je ne voudrais pas qu'ils me touchent.
  380. FRED
  381. Est-ce qu'on sait ? Tu es le Diable. Le nègre aussi est le Diable... (Brusquement.) Alors ? Il a voulu te violer ? LIZZIE
  382. Mais qu'est-ce que ça peut te faire ?
  383. FRED
  384. Ils sont montés à deux dans ton compartiment. Au bout d'un moment, ils se sont jetés sur toi. Tu as appelé à l'aide et des blancs sont venus. Un des nègres a tiré son rasoir et un blanc l'a abattu d'un coup de revolver. L'autre nègre s'est sauvé !
  385. LIZZIE
  386. C'est ce que t'a raconté Webster ?
  387. FRED Oui.
  388. LIZZIE
  389. D'où le savait-il ?
  390. FRED
  391. Toute la ville en parle.
  392.  LIZZIE
  393. Toute la ville ? C'est bien ma veine. Vous n'avez donc rien d'autre à faire ?
  394. FRED
  395. Est-ce que les choses se sont passées comme je l'ai dit ?
  396. LIZZIE
  397. Pas du tout. Les deux nègres se tenaient tranquilles et parlaient entre eux ; ils ne m'ont même pas regardée. Après, quatre blancs sont montés et il y en a deux qui m'ont serrée de près. Ils venaient de gagner un match de rugby, ils étaient soûls. Ils ont dit que ça sentait le nègre et ils ont voulu jeter les noirs par la portière. Les autres se sont défendus comme ils ont pu ; à la fin, un blanc a reçu un coup de poing sur l'œil ; c'est là qu'il a sorti son revolver et qu'il a tiré. C'est tout. L'autre nègre a sauté du train comme on arrivait en gare.
  398. FRED
  399. On le connaît. Il ne perdra rien pour attendre. (Un temps.) Quand on t'appellera chez le juge, c'est cette histoire-là que tu vas raconter ?
  400. LIZZIE
  401. Mais qu'est-ce que ça peut te faire ?
  402. FRED Réponds.
  403. LIZZIE
  404. Je n'irai pas chez le juge. Je te dis que j'ai horreur des complications.
  405. FRED
  406. Il faudra bien que tu y ailles.
  407. LIZZIE
  408. Je n'irai pas. Je ne veux plus avoir affaire à la police.
  409. FRED
  410. Ils viendront te chercher.
  411. LIZZIE
  412. Alors je dirai ce que j'ai vu. (Un temps.)
  413. FRED
  414.  Est-ce que tu te rends bien compte de ce que tu vas faire ? LIZZIE
  415. Qu'est-ce que je vais faire ?
  416. FRED
  417. Tu vas témoigner contre un blanc pour un noir.
  418. LIZZIE
  419. Si c'est le blanc qui est coupable.
  420. FRED
  421. Il n'est pas coupable.
  422. LIZZIE
  423. Puisqu'il a tué, il est coupable.
  424. FRED
  425. Coupable de quoi ?
  426. LIZZIE D'avoir tué ! FRED
  427. Mais c'est un nègre qu'il a tué.
  428. LIZZIE
  429. Eh bien ? FRED
  430. Si on était coupable chaque fois qu'on tue un nègre... LIZZIE
  431. Il n'avait pas le droit.
  432. FRED
  433. Quel droit ?
  434. LIZZIE
  435. Il n'avait pas le droit.
  436.  FRED
  437. Il vient du Nord, ton droit. (Un temps.) Coupable ou non, tu ne peux pas faire punir un type de ta race.
  438. LIZZIE
  439. Je ne veux faire punir personne. On me demandera ce que j'ai vu et je le dirai.
  440. Un temps. Fred marche sur elle.
  441. FRED
  442. Qu'est-ce qu'il y a entre toi et ce nègre ? Pourquoi le protèges-tu ?
  443. LIZZIE
  444. Je ne le connais même pas.
  445. FRED
  446. Alors ?
  447. LIZZIE
  448. Je veux dire la vérité.
  449. FRED
  450. La vérité ! Une putain à dix dollars qui veut dire la vérité ! Il n'y a pas de vérité : il y a des blancs et des noirs, c'est tout. Dix-sept mille blancs, vingt mille noirs. Nous ne sommes pas à New York, ici : nous n'avons pas le droit de rigoler. (Un temps.) Thomas est mon cousin.
  451. LIZZIE
  452. Quoi ?
  453. FRED
  454. Thomas, le type qui a tué : c'est mon cousin.
  455. LIZZIE Ah!
  456. FRED
  457. C'est un homme de bien. Ça ne te dit pas grand-chose ; mais c'est un homme de bien.
  458. LIZZIE
  459.  Un homme de bien qui se poussait tout le temps contre moi et qui essayait de relever mes jupes. Passe-moi l'homme de bien ! Ça ne m'étonne pas que vous soyez de la même famille.
  460. FRED, levant la main.
  461. Saloperie. (Il se contient.) Tu es le Diable : avec le Diable, on ne peut faire que le mal. Il a relevé tes jupes, il a tiré sur un sale nègre, la belle
  462. affaire ; ce sont des gestes qu'on a sans y penser, ça ne compte pas. Thomas est un chef, voilà ce qui compte.
  463. LIZZIE
  464. Ça se peut. Mais le nègre n'a rien fait.
  465. FRED
  466. Un nègre a toujours fait quelque chose.
  467. LIZZIE
  468. Jamais je ne donnerai un homme aux poulets.
  469. FRED
  470. Si ce n'est pas lui, ce sera Thomas. De toute façon, tu en donneras un. A toi de choisir.
  471. LIZZIE
  472. Et voilà. Je suis dans la crotte jusqu'au cou, pour changer. (A son bracelet.) Saleté, pourriture, tu n'en fais jamais d'autre. (Elle le jette par terre.)
  473. FRED
  474. Combien veux-tu ?
  475. LIZZIE
  476. Je ne veux pas un sou.
  477. FRED
  478. Cinq cents dollars.
  479. LIZZIE
  480. Pasunsou.
  481. FRED
  482. Il te faudrait beaucoup plus d'une nuit pour gagner cinq cents dollars.
  483.  LIZZIE
  484. Surtout si j'ai affaire à des pingres comme toi (Un temps.) C'est donc pour ça que tu m'as fait signe hier soir ?
  485. FRED
  486. Dame.
  487. LIZZIE
  488. C'est donc pour ça. Tu t'es dit : voilà la môme, je vais la raccompagner chez elle et je lui mettrai le marché en main. C'est donc pour ça ! Tu me tripotais les mains mais tu étais froid comme la glace, tu pensais : comment que je vais lui amener ça ? (Un temps.) Mais dis donc ! Mais dis donc, mon petit gars... Si tu es monté pour me proposer ta combine, tu n'avais pas besoin de coucher avec moi. Hein ? Pourquoi as-tu couché avec moi, salaud ? Pourquoi as-tu couché avec moi ?
  489. FRED
  490. Du diable si je le sais.
  491. LIZZIE, s'effondre en pleurant sur une chaise. Salaud ! Salaud ! Salaud !
  492. FRED
  493. Cinq cents dollars ! Ne chiale pas, bon Dieu ! Cinq cents dollars ! Ne chiale pas ! Ne chiale pas. Allons, Lizzie, Lizzie ! Sois raisonnable ! Cinq cents dollars !
  494. LIZZIE, sanglotant.
  495. Je ne suis pas raisonnable. Je ne veux pas de tes cinq cents dollars, je ne veux pas faire de faux témoignage ! Je veux retourner à New York, je veux m'en aller ! Je veux m'en aller ! (On sonne. Elle s'arrête net. On sonne encore une fois. A voix basse.) Qu'est-ce que c'est ? Tais-toi. (Longue sonnerie.) Je n'ouvrirai pas. Tiens-toi tranquille. (Coups dans la porte.)
  496. UNE VOIX Ouvrez. Police.
  497. LIZZIE, à voix basse.
  498. Les flics. Ça devait arriver. (Elle montre le bracelet.) C'est à cause de lui. (Elle se baisse et le remet à son bras.) Il vaut encore mieux que je le
  499. garde. Cache-toi.
  500. Coups dans la porte.
  501. LA VOIX
  502. Police !
  503. LIZZIE
  504. Mais cache-toi donc. Va dans le cabinet de toilette. (Il ne bouge pas. Elle le pousse de toutes ses forces.) Mais va ! Va donc !
  505.  LA VOIX
  506. Tueslà,Fred?Fred?Tueslà?
  507. FRED
  508. Jesuislà!
  509. Il la repousse, elle le regarde avec stupeur.
  510. LIZZIE
  511. C'était donc pour ça !
  512. Fred va ouvrir, John et James entrent.
  513.  SCÈNE III
  514. LES MÊMES, JOHN et JAMES.
  515. La porte d'entrée reste ouverte.
  516. JOHN
  517. Police. Lizzie Mac Kay, c'est toi ?
  518. LIZZIE, sans l'entendre, continue à regarder Fred. C'était pour ça !
  519. JOHN, la secouant par l'épaule. Réponds quand on te parle.
  520. LIZZIE
  521. Hein ? Oui, c'est moi.
  522. JOHN
  523. Tes papiers.
  524. LIZZIE, elle s'est maîtrisée, durement.
  525. De quel droit m'interrogez-vous ? Qu'est-ce que vous venez faire chez moi ? (John montre son étoile.) N'importe qui peut mettre une étoile. Vous
  526. êtes des copains à Monsieur et vous vous êtes entendus pour me faire chanter.
  527. John lui met une carte sous le nez.
  528. JOHN
  529. Tu connais ça ?
  530. LIZZIE, montrant James.
  531. Et lui ?
  532. JOHN, à James.
  533. Montre ta carte. (James la montre. Lizzie la regarde, va à la table sans rien dire, en tire des papiers et les leur donne. Désignant Fred.) Tu l'as
  534. ramené chez toi, hier soir ? Tu sais que la prostitution est un délit ?
  535. LIZZIE
  536. Vous êtes tout à fait sûrs que vous avez le droit d'entrer chez les gens sans mandat ? Vous ne craignez pas que je vous cause des ennuis ?
  537. JOHN
  538.  T'en fais pas pour nous. (Un temps.) On te demande si tu l'as ramené chez toi.
  539. LIZZIE. Elle a changé,
  540. depuis que les policiers sont entrés.
  541. Elle est devenue plus dure et plus vulgaire.
  542. Vous cassez pas la tête. Bien sûr, que je l'ai ramené chez moi. Seulement, j'ai fait l'amour gratis. Ça vous la coupe ?
  543. FRED
  544. Vous trouverez deux billets de dix dollars sur la table. Ils sont à moi.
  545. LIZZIE
  546. Prouve-le.
  547. FRED, sans la regarder, aux deux autres.
  548. Je les ai pris à la banque hier matin, avec vingt-huit autres de la même série. Vous n'aurez qu'à vérifier les numéros.
  549. LIZZIE, violemment.
  550. Je les ai refusés. Je les ai refusés ses sales fafiots. Je les lui ai jetés à la figure.
  551. JOHN
  552. Si tu les as refusés, comment se trouvent-ils sur la table ?
  553. LIZZIE, après un silence.
  554. Je suis faite. (Elle regarde Fred avec une sorte de stupeur et, d'une voix presque douce.) C'était donc pour ça ? (Aux autres.) Alors ? Qu'est-ce
  555. que vous voulez de moi ?
  556. JOHN
  557. Assieds-toi. (A Fred.) Tu l'as mise au courant ? (Fred fait un signe de tête.) Je te dis de t'asseoir. (Il la jette dans un fauteuil.) Le juge est d'accord pour relâcher Thomas, s'il a ton témoignage écrit. On l'a rédigé pour toi, tu n'as qu'à signer. Demain, on t'interrogera régulièrement. Tu sais lire ? (Lizzie hausse les épaules, il lui tend un papier.) Lis et signe.
  558. LIZZIE
  559. C'est faux d'un bout à l'autre.
  560. FRED
  561. Ça se peut. Après ?
  562. LIZZIE
  563. Je ne signerai pas.
  564.  FRED
  565. Embarquez-la. (A Lizzie.) C'est dix-huit mois.
  566. LIZZIE
  567. Dix-huit mois, oui. Et quand je sortirai, je te ferai la peau.
  568. FRED
  569. Pas si je peux l'empêcher. (Ils se regardent.) Vous devriez télégraphier à New York ; je crois qu'elle a eu des ennuis là-bas.
  570. LIZZIE, avec admiration.
  571. Tu es salaud comme une femme. J'aurais jamais cru qu'un type puisse être aussi salaud.
  572. JOHN
  573. Décide-toi. Tu signes ou je t'emmène en taule.
  574. LIZZIE
  575. J'aime mieux la taule. Je ne veux pas mentir.
  576. FRED
  577. Pas mentir, roulure ! Et qu'est-ce que tu as fait toute la nuit ? Quand tu m'appelais mon chéri, mon amour, mon petit homme, tu ne mentais pas ? Quand tu soupirais, pour me faire croire que je te donnais du plaisir, tu ne mentais pas ?
  578. LIZZIE, avec défi.
  579. Ça t'arrangerait, hein ? Non, je ne mentais pas. (Ils se regardent. Fred détourne les yeux.)
  580. FRED
  581. Finissons-en. Voilà mon stylo. Signe.
  582. LIZZIE
  583. Tu peux te l'accrocher.
  584. Un silence. Les trois hommes sont embarrassés.
  585. FRED
  586. Et voilà ! Voilà où nous en sommes ! C'est le meilleur de la ville et son sort dépend des caprices d'une môme. (Il marche de long en large, puis revient brusquement sur Lizzie.) Regarde-le. (Il lui montre une photo.) Tu en as vu des hommes, dans ta chienne de vie. Y en a-t-il beaucoup qui lui ressemblent ? Regarde ce front, regarde ce menton, regarde ses médailles sur son uniforme. Non, non : ne détourne pas les yeux. Va jusqu'au
  587.  bout : c'est ta victime. Il faut que tu le regardes en face. Tu vois comme il a l'air jeune, comme il a l'air fier, comme il est beau ! Sois tranquille, quand il sortira de prison, après dix ans, il sera plus cassé qu'un vieillard, il aura perdu ses cheveux et ses dents. Tu peux être contente, c'est du beau travail. Jusqu'ici, tu chipais l'argent dans les poches ; cette fois, tu as choisi le meilleur et tu lui prends la vie. Tu ne dis rien ? Tu es donc pourrie jusqu'aux os ? (Il la jette à genoux.) A genoux, putain ! A genoux devant le portrait de l'homme que tu veux déshonorer !
  588. Clarke entre par la porte qu'ils ont laissée ouverte.
  589.  SCÈNE IV
  590. LES MÊMES, plus LE SÉNATEUR. LE SÉNATEUR
  591. Lâche-la. (A Lizzie.) Relevez-vous.
  592. FRED
  593. Hello !
  594. JOHN
  595. Hello !
  596. LE SÉNATEUR
  597. Hello ! Hello !
  598. JOHN, à Lizzie.
  599. C'est le sénateur Clarke.
  600. LE SÉNATEUR, à Lizzie. Hello !
  601. LIZZIE
  602. Hello !
  603. LE SÉNATEUR
  604. Bon. Les présentations sont faites. (Il regarde Lizzie.) Voilà donc cette jeune fille. Elle a l'air tout à fait sympathique.
  605. FRED
  606. Elle ne veut pas signer.
  607. LE SÉNATEUR
  608. Elle a parfaitement raison. Vous entrez chez elle sans en avoir le droit. (Sur un geste de John, avec force.) Sans en avoir le moindre droit ; vous la brutalisez et vous voulez la faire parler contre sa conscience. Ce ne sont pas des procédés américains. Est-ce que le nègre vous a violentée, mon enfant ?
  609. LIZZIE
  610. Non.
  611.  LE SÉNATEUR
  612. Parfait. Voilà qui est clair. Regardez-moi dans les yeux. (Il la regarde.) Je suis sûr qu'elle ne ment pas. (Un temps.) Pauvre Mary ! (Aux autres.) Eh bien, garçons, venez. Nous n'avons plus rien à faire ici. Il ne nous reste qu'à nous excuser auprès de Mademoiselle.
  613. LIZZIE
  614. Qui est Mary ?
  615. LE SÉNATEUR
  616. Mary ? C'est ma sœur, la mère de cet infortuné Thomas. Une pauvre chère vieille qui va en mourir. Au revoir, mon enfant.
  617. LIZZIE, d'une voix étranglée. Sénateur !
  618. LE SÉNATEUR
  619. Mon enfant ?
  620. LIZZIE
  621. Je regrette.
  622. LE SÉNATEUR
  623. Qu'y a-t-il à regretter, puisque vous avez dit la vérité ?
  624. LIZZIE
  625. Je regrette que ce soit... cette vérité-là.
  626. LE SÉNATEUR
  627. Nous n'y pouvons rien ni l'un ni l'autre et personne n'a le droit de vous demander un faux témoignage. (Un temps.) Non. Ne pensez plus à elle.
  628. LIZZIE
  629. A qui ?
  630. LE SÉNATEUR
  631. A ma sœur. Vous ne pensiez pas à ma sœur ?
  632. LIZZIE
  633.  Si.
  634. LE SÉNATEUR
  635. Je vois clair en vous, mon enfant. Voulez-vous que je vous dise ce qu'il y a dans votre tête ? (Imitant Lizzie.) « Si je signais, le sénateur irait la trouver chez elle, il lui dirait : Lizzie Mac Kay est une bonne fille ; c'est elle qui te rend ton fils. » Et elle sourirait à travers ses larmes, elle dirait : « Lizzie Mac Kay ? Je n'oublierai pas ce nom-là. » Et moi qui suis sans famille, que le destin a reléguée au ban de la Société, il y aurait une petite vieille toute simple qui penserait à moi dans sa grande maison, il y aurait une mère américaine qui m'adopterait dans son cœur. » Pauvre Lizzie, n'y pensez plus.
  636. LIZZIE
  637. Elle a les cheveux blancs ?
  638. LE SÉNATEUR
  639. Tout blancs. Mais le visage est resté jeune. Et si vous connaissiez son sourire... Elle ne sourira plus jamais. Adieu. Demain vous direz la vérité au juge.
  640. LIZZIE
  641. Vous partez ?
  642. LE SÉNATEUR
  643. Eh bien, oui : je vais chez elle. Il faut que je lui rapporte notre conversation.
  644. LIZZIE
  645. Elle sait que vous êtes ici ?
  646. LE SÉNATEUR
  647. C'est à sa prière que je suis venu.
  648. LIZZIE
  649. Mon Dieu ! Et elle attend ? Et vous allez lui dire que j'ai refusé de signer. Comme elle va me détester !
  650. LE SÉNATEUR, lui mettant les mains
  651. sur les épaules.
  652. Ma pauvre enfant, je ne voudrais pas être à votre place.
  653. LIZZIE
  654. Quelle histoire ! (A son bracelet.) C'est toi, saleté, qui es cause de tout.
  655.  LE SÉNATEUR Comment ?
  656. LIZZIE
  657. Rien. (Un temps.) Au point où en sont les choses, c'est malheureux que le nègre ne m'ait pas violée pour de bon. LE SÉNATEUR, ému.
  658. Mon enfant.
  659. LIZZIE, tristement.
  660. Ça vous aurait fait tant plaisir et à moi ça m'aurait coûté si peu de peine.
  661. LE SÉNATEUR
  662. Merci ! (Un temps.) Comme je voudrais vous aider. (Un temps.) Hélas ! la vérité est la vérité.
  663. LIZZIE, tristement. Benoui.
  664. LE SÉNATEUR
  665. Et la vérité, c'est que le nègre ne vous a pas violée.
  666. LIZZIE, même jeu. Benoui.
  667. LE SÉNATEUR
  668. Oui. (Un temps.) Bien entendu, il s'agit là d'une vérité du premier degré.
  669. LIZZIE, sans comprendre. Du premier degré...
  670. LE SÉNATEUR
  671. Oui : je veux dire une vérité... populaire.
  672. LIZZIE
  673. Populaire ? C'est pas la vérité ?
  674. LE SÉNATEUR
  675. Si, si, c'est la vérité. Seulement... il y a plusieurs espèces de vérités.
  676.  LIZZIE
  677. Vous pensez que le nègre m'a violée ?
  678. LE SÉNATEUR
  679. Non, non, il ne vous a pas violée. D'un certain point de vue, il ne vous a pas violée du tout. Mais voyez-vous, je suis un vieil homme qui a beaucoup vécu, qui s'est souvent trompé et qui, depuis quelques années, se trompe un petit peu moins souvent. Et j'ai sur tout ceci une opinion différente de la vôtre.
  680. LIZZIE
  681. Mais quelle opinion ?
  682. LE SÉNATEUR
  683. Comment vous expliquer ? Tenez : imaginons que la Nation américaine vous apparaisse tout à coup. Qu'est-ce qu'elle vous dirait ?
  684. LIZZIE, effrayée.
  685. Je suppose qu'elle n'aurait pas grand-chose à me dire.
  686. LE SÉNATEUR
  687. Vous êtes communiste ?
  688. LIZZIE
  689. Quelle horreur : non !
  690. LE SÉNATEUR
  691. Alors, elle a beaucoup à vous dire. Elle vous dirait : « Lizzie, tu en es arrivée à ceci qu'il te faut choisir entre deux de mes fils. Il faut que l'un ou l'autre disparaisse. Que fait-on dans des cas pareils ? On garde le meilleur. Eh bien, cherchons quel est le meilleur. Veux-tu ? »
  692. LIZZIE
  693. Je veux bien. Oh ! pardon. Je croyais que c'était vous qui parliez.
  694. LE SÉNATEUR
  695. Je parle en son nom. (Il reprend.) « Lizzie, ce nègre que tu protèges, à quoi sert-il ? Il est né au hasard, Dieu sait où. Je l'ai nourri et lui, que fait-il pour moi en retour ? Rien du tout, il traîne, il chaparde, il chante, il s'achète des complets rose et vert. C'est mon fils et je l'aime à l'égal de mes autres fils. Mais je te le demande : est-ce qu'il mène une vie d'homme ? Je ne m'apercevrai même pas de sa mort. »
  696. LIZZIE
  697. Ce que vous parlez bien.
  698.  LE SÉNATEUR, enchaînant.
  699. « L'autre, au contraire, ce Thomas, il a tué un noir, c'est très mal. Mais j'ai besoin de lui. C'est un Américain cent pour cent, le descendant d'une de nos plus vieilles familles, il a fait ses études à Harvard, il est officier – il me faut des officiers – il emploie deux mille ouvriers dans son
  700. usine – deux mille chômeurs s'il venait à mourir – c'est un chef, un solide rempart contre le communisme, le syndicalisme et les Juifs. Il a le devoir de vivre et toi tu as le devoir de lui conserver la vie. C'est tout. A présent, choisis. »
  701. LIZZIE
  702. Ce que vous parlez bien.
  703. LE SÉNATEUR
  704. Choisis !
  705. LIZZIE, sursautant.
  706. Hein ? Ah oui... (Un temps.) Vous m'avez embrouillée, je ne sais plus où j'en suis.
  707. LE SÉNATEUR
  708. Regardez-moi, Lizzie. Avez-vous confiance en moi ?
  709. LIZZIE
  710. Oui, Sénateur.
  711. LE SÉNATEUR
  712. Croyez-vous que je peux vous conseiller une mauvaise action ?
  713. LIZZIE
  714. Non, Sénateur.
  715. LE SÉNATEUR
  716. Alors il faut signer. Voilà ma plume.
  717. LIZZIE
  718. Vous croyez qu'elle sera contente de moi ?
  719. LE SÉNATEUR
  720. Qui ?
  721. LIZZIE
  722.  Votre sœur ?
  723. LE SÉNATEUR
  724. Elle vous aimera de loin comme sa fille.
  725. LIZZIE
  726. Peut-être qu'elle m'enverra des fleurs ?
  727. LE SÉNATEUR
  728. Peut-être bien.
  729. LIZZIE
  730. Ou sa photo avec un autographe.
  731. LE SÉNATEUR
  732. C'est bien possible.
  733. LIZZIE
  734. Je la mettrai au mur. (Un temps. Elle marche avec agitation.) Quelle histoire ! (Revenant sur le sénateur.) Qu'est-ce que vous lui ferez au nègre, si je signe ?
  735. LE SÉNATEUR
  736. Au nègre ? Bah ! (Il la prend par les épaules.) Si tu signes, toute la ville t'adopte. Toute la ville. Toutes les mères de la ville.
  737. LIZZIE
  738. Mais...
  739. LE SÉNATEUR
  740. Est-ce que tu crois qu'une ville entière peut se tromper ? Une ville tout entière, avec ses pasteurs et ses curés, avec ses médecins, ses avocats et ses artistes, avec son maire et ses adjoints et ses associations de bienfaisance. Est-ce que tu le crois ?
  741. LIZZIE
  742. Non. Non. Non.
  743. LE SÉNATEUR
  744. Donne-moi ta main. (Il la force à signer.) Voilà. Je te remercie au nom de ma sœur et de mon neveu, au nom des dix-sept mille blancs de notre ville, au nom de la nation américaine que je représente en ces lieux. Ton front. (Il la baise au front.) Venez, vous autres. (A Lizzie.) Je te reverrai
  745.  dans la soirée : nous avons encore à parler.
  746. Il sort.
  747. FRED, sortant. Adieu, Lizzie.
  748. LIZZIE
  749. Adieu. (Ils sortent. Elle reste écrasée, puis se précipite vers la porte.) Sénateur ! Je ne veux pas ! Déchirez le papier ! Sénateur ! Je ne veux pas ! Déchirez le papier ! Sénateur ! (Elle revient sur la scène, prend l'aspirateur machinalement.) La nation américaine ! (Elle met le contact.) J'ai comme une idée qu'ils m'ont roulée !
  750. Elle manœuvre l'aspirateur avec rage.
  751. RIDEAU
  752.  DEUXIÈME TABLEAU
  753. Même décor, douze heures plus tard. Les lampes sont allumées, les fenêtres sont ouvertes sur la nuit. Rumeurs qui vont en croissant. Le nègre paraît à la fenêtre, enjambe l'entablement et saute dans la pièce déserte. Il va jusqu'au milieu de la scène. On sonne. Il se cache derrière un rideau. Lizzie sort de la salle de bains, va jusqu'à la porte d'entrée, ouvre.
  754. SCÈNE I
  755. LIZZIE, LE SÉNATEUR, LE NÈGRE caché. LIZZIE
  756. Entrez ! (Le sénateur entre.) Alors ?
  757. LE SÉNATEUR
  758. Thomas est dans les bras de sa mère. Je viens vous porter leurs remerciements.
  759. LIZZIE
  760. Elle est heureuse ?
  761. LE SÉNATEUR
  762. Tout à fait heureuse.
  763. LIZZIE
  764. Elle a pleuré ?
  765. LE SÉNATEUR
  766. Pleuré ? Pourquoi ? C'est une femme forte.
  767. LIZZIE
  768. Vous m'aviez dit qu'elle pleurerait.
  769. LE SÉNATEUR
  770. C'est une façon de parler.
  771. LIZZIE
  772. Elle ne s'y attendait pas, hein ? Elle croyait que j'étais une mauvaise femme et que je témoignerais pour le nègre.
  773. LE SÉNATEUR
  774. Elle s'était remise entre les mains de Dieu.
  775.  LIZZIE
  776. Qu'est-ce qu'elle pense de moi ?
  777. LE SÉNATEUR
  778. Elle vous remercie.
  779. LIZZIE
  780. Elle n'a pas demandé comment j'étais faite ?
  781. LE SÉNATEUR
  782. Non.
  783. LIZZIE
  784. Elle trouve que je suis une bonne fille ?
  785. LE SÉNATEUR
  786. Elle pense que vous avez fait votre devoir.
  787. LIZZIE
  788. Ah oui...
  789. LE SÉNATEUR
  790. Elle espère que vous continuerez à le faire.
  791. LIZZIE
  792. Oui, oui...
  793. LE SÉNATEUR
  794. Regardez-moi, Lizzie. (Il la prend par les épaules.) Vous continuerez à le faire ? Vous ne voudriez pas la décevoir ?
  795. LIZZIE
  796. Ne vous frappez pas. Je ne peux plus revenir sur ce que j'ai dit, ils me colleraient en taule. (Un temps.) Qu'est-ce que c'est que ces cris ?
  797.  LE SÉNATEUR
  798. Ce n'est rien.
  799. LIZZIE
  800. Je ne peux plus les supporter. (Elle va fermer la fenêtre.) Sénateur ?
  801. LE SÉNATEUR
  802. Mon enfant ?
  803. LIZZIE
  804. Vous êtes sûr que nous ne nous sommes pas trompés, que j'ai fait ce que je devais ?
  805. LE SÉNATEUR
  806. Absolument sûr.
  807. LIZZIE
  808. Je ne m'y reconnais plus ; vous m'avez embrouillée ; vous pensez trop vite pour moi. Quelle heure est-il ?
  809. LE SÉNATEUR
  810. Onze heures.
  811. LIZZIE
  812. Encore huit heures avant le jour. Je sens que je ne pourrai pas fermer l'œil. (Un temps.) Les nuits sont aussi chaudes que les journées. (Un temps.) Et le nègre ?
  813. LE SÉNATEUR
  814. Quel nègre ? Ah ! eh bien, on le cherche.
  815. LIZZIE
  816. Qu'est-ce qu'on lui fera ? (Le sénateur hausse les épaules, les cris augmentent. Lizzie va à la fenêtre.) Mais qu'est-ce que ces cris ? Il y a des hommes qui passent avec des torches électriques et des chiens. C'est une retraite aux flambeaux ? Ou bien... Dites-moi ce que c'est, sénateur ? Dites-moi ce que c'est !
  817. LE SÉNATEUR, tirant une lettre de sa poche. Ma sœur m'a chargé de vous remettre ceci.
  818.  LIZZIE, vivement.
  819. Elle m'a écrit ? (Elle déchire l'enveloppe, en tire un billet de cent dollars, fouille pour trouver une lettre, n'en trouve pas, froisse l'enveloppe et
  820. la jette à terre. Sa voix change.) Cent dollars. Vous devez être content : votre fils m'en avait promis cinq cents, vous faites une belle économie.
  821. LE SÉNATEUR
  822. Mon enfant.
  823. LIZZIE
  824. Vous remercierez Madame votre sœur. Vous lui direz que j'aurais préféré une potiche ou des bas Nylon, quelque chose qu'elle se serait donné la peine de choisir. Mais c'est l'intention qui compte, n'est-ce pas ? (Un temps.) Vous m'avez bien eue.
  825. Ils se regardent. Le sénateur se rapproche.
  826. LE SÉNATEUR
  827. Je vous remercie, mon enfant ; nous causions un peu seul à seule. Vous traversez une crise morale et vous avez besoin de mon appui.
  828. LIZZIE
  829. J'ai surtout besoin de fric mais je pense qu'on s'arrangera, vous et moi. (Un temps.) Jusqu'ici, je préférais les vieux parce qu'ils ont l'air respectable mais je commence à me demander s'ils ne sont pas encore plus chinois que les autres.
  830. LE SÉNATEUR, égayé.
  831. Chinois ! Je voudrais que mes collègues vous entendent. Quel naturel délicieux ! Il y a quelque chose en vous que vos désordres n'ont pas
  832. entamé ! (Il la caresse.) Oui. Oui. Quelque chose. (Elle se laisse faire, passive et méprisante.) Je reviendrai, ne m'accompagnez pas.
  833. Il sort. Lizzie reste figée sur place. Mais elle prend le billet, le froisse, le jette par terre, se laisse tomber sur une chaise et éclate en sanglots. Dehors, les hurlements se rapprochent. Coups de feu dans le lointain. Le nègre sort de sa cachette. Il se plante devant elle. Elle lève la tête et pousse un cri.
  834.  SCÈNE II
  835. LIZZIE, LE NÈGRE. LIZZIE
  836. Ha ! (Un temps. Elle se lève.) J'étais sûre que tu viendrais. J'en étais sûre. Par où es-tu entré ?
  837. LE NÈGRE
  838. Par la fenêtre.
  839. LIZZIE
  840. Qu'est-ce que tu veux ?
  841. LE NÈGRE
  842. Cachez-moi.
  843. LIZZIE
  844. Je t'ai dit que non.
  845. LE NÈGRE
  846. Vous les entendez, madame ?
  847. LIZZIE
  848. Oui.
  849. LE NÈGRE
  850. C'est la chasse qui a commencé.
  851. LIZZIE
  852. Quelle chasse ?
  853. LE NÈGRE
  854. La chasse au nègre.
  855. LIZZIE
  856. Ha ! (Un long temps.) Tu es sûr qu'ils ne t'ont pas vu entrer ?
  857.  LE NÈGRE
  858. Sûr.
  859. LIZZIE
  860. Qu'est-ce qu'ils te feront, s'ils te prennent ?
  861. LE NÈGRE
  862. L'essence.
  863. LIZZIE
  864. Quoi ?
  865. LE NÈGRE
  866. L'essence. (Il fait un geste explicatif.) Ils y mettront le feu.
  867. LIZZIE
  868. Je vois. (Elle va à la fenêtre et tire les rideaux.) Assieds-toi. (Le nègre se laisse tomber sur une chaise.) Il a fallu que tu viennes chez moi. Je n'en aurai donc jamais fini ? (Elle vient sur lui presque menaçante.) J'ai horreur des histoires, comprends-tu ? (Tapant du pied.) Horreur ! Horreur ! Horreur !
  869. LE NÈGRE
  870. Ils croient que je vous ai porté tort, madame.
  871. LIZZIE
  872. Après ?
  873. LE NÈGRE
  874. Ils ne viendront pas me chercher ici.
  875. LIZZIE
  876. Sais-tu pourquoi ils te font la chasse ?
  877. LE NÈGRE
  878. Parce qu'ils croient que je vous ai porté tort.
  879. LIZZIE
  880.  Sais-tu qui le leur a dit ?
  881. LE NÈGRE Non.
  882. LIZZIE
  883. C'est moi. (Un long silence. Le nègre la regarde.) Qu'est-ce que tu en penses ?
  884. LE NÈGRE
  885. Pourquoi avez-vous fait ça, madame ? Oh ! pourquoi avez-vous fait ça ?
  886. LIZZIE
  887. Je me le demande.
  888. LE NÈGRE
  889. Ils n'auront pas de pitié ; ils me fouetteront sur les yeux, ils verseront sur moi leurs bidons d'essence. Oh ! pourquoi avez-vous fait ça ? Je ne vous ai pas porté tort.
  890. LIZZIE
  891. Oh ! si, tu m'as porté tort. Tu ne peux pas savoir à quel point tu m'as porté tort ! (Un temps.) Tu n'as pas envie de m'étrangler ?
  892. LE NÈGRE
  893. Ils forcent souvent les gens à dire le contraire de ce qu'ils pensent.
  894. LIZZIE
  895. Oui. Souvent. Et quand ils ne peuvent pas les y forcer, ils les embrouillent avec leurs boniments. (Un temps.) Alors ? Non ? Tu ne m'étrangles pas ? Tu as bon caractère. (Un temps.) Je te cacherai jusqu'à demain soir. (Il fait un mouvement.) Ne me touche pas : je n'aime pas les nègres. (Cris et coups de feu au-dehors.) Ils se rapprochent. (Elle va à la fenêtre, écarte les rideaux et regarde dans la rue.) Nous sommes propres.
  896. LE NÈGRE
  897. Qu'est-ce qu'ils font ?
  898. LIZZIE
  899. Ils ont mis des sentinelles aux deux bouts de la rue et ils fouillent toutes les maisons. Tu avais bien besoin de venir ici. Il y a sûrement quelqu'un qui t'a vu entrer dans la rue. (Elle regarde de nouveau.) Voilà. C'est à nous. Ils montent.
  900. LE NÈGRE
  901.  Combien sont-ils ?
  902. LIZZIE
  903. Cinq ou six. Les autres attendent en bas. (Elle revient vers lui.) Ne tremble pas. Ne tremble pas, bon Dieu ! (Un temps, à son bracelet.) Cochon de serpent ! (Elle le jette par terre et le piétine.) Saloperie ! (Au nègre.) Tu avais bien besoin de venir ici. (Il se lève et fait un mouvement pour partir.) Reste. Si tu sors, tu es fait.
  904. LE NÈGRE
  905. Les toits.
  906. LIZZIE
  907. Avec cette lune ? Tu peux y aller, si tu t'en ressens pour servir de carton. (Un temps.) Attendons. Ils ont deux étages à fouiller avant le nôtre. Je te dis de ne pas trembler. (Long silence. Elle marche de long en large. Le nègre reste écrasé sur sa chaise.) Tu n'as pas d'armes ?
  908. LE NÈGRE
  909. Oh ! Non.
  910. LIZZIE
  911. Bon.
  912. Elle fouille dans un tiroir et sort un revolver.
  913. LE NÈGRE
  914. Qu'est-ce que vous voulez faire, madame ?
  915. LIZZIE
  916. Je vais leur ouvrir la porte et les prier d'entrer. Voilà vingt-cinq ans qu'ils me roulent avec leurs vieilles mères aux cheveux blancs et les héros de la guerre et la nation américaine. Mais j'ai compris. Ils ne m'auront pas jusqu'au bout. J'ouvrirai la porte et je leur dirai : « Il est là. Il est là mais il n'a rien fait ; on m'a soutiré un faux témoignage. Je jure sur le bon Dieu qu'il n'a rien fait. »
  917. LE NÈGRE
  918. Ils ne vous croiront pas.
  919. LIZZIE
  920. Peut se faire. Peut se faire qu'ils ne me croient pas : alors, tu les viseras avec le revolver et, s'ils ne s'en vont pas, tu tireras dedans.
  921. LE NÈGRE
  922. Il en viendra d'autres.
  923.  LIZZIE
  924. Tu tireras aussi sur les autres. Et si tu vois le fils du sénateur, tâche de ne pas le rater, parce que c'est lui qui a tout manigancé. Nous sommes coincés, non ? Et de toute façon, c'est notre dernière histoire, parce que, je te le dis, s'ils te trouvent chez moi, je ne donne pas un sou de ma peau. Alors, autant crever en nombreuse compagnie. (Elle lui tend le revolver.) Prends ça ! Je te dis de le prendre.
  925. LE NÈGRE
  926. Je ne peux pas, madame.
  927. LIZZIE Quoi ?
  928. LE NÈGRE
  929. Je ne peux pas tirer sur des blancs.
  930. LIZZIE
  931. Vraiment ! Ils vont se gêner, eux.
  932. LE NÈGRE
  933. Ce sont des blancs, madame.
  934. LIZZIE
  935. Et alors ? Parce qu'ils sont blancs, ils ont le droit de te saigner comme un cochon ?
  936. LE NÈGRE
  937. Ce sont des blancs.
  938. LIZZIE
  939. Pochetée ! Tiens, tu me ressembles, tu es aussi poire que moi. Enfin, si tout le monde est d'accord...
  940. LE NÈGRE
  941. Pourquoi vous ne tirez pas, vous, madame ?
  942. LIZZIE
  943. Je te dis que je suis une poire. (On entend des pas dans l'escalier.) Les voilà. (Rire bref.) On a bonne mine. (Un temps.) File dans le cabinet de toilette. Et ne bouge pas. Retiens ton souffle. (Le nègre obéit, Lizzie attend. Coup de sonnette. Elle se signe, ramasse le bracelet et va ouvrir. Des hommes avec des fusils.)
  944.  SCÈNE III
  945. LIZZIE, TROIS HOMMES.
  946. 1er HOMME
  947. Nous cherchons le nègre.
  948. LIZZIE
  949. Quel nègre ?
  950. 1er HOMME
  951. Celui qui a violé une femme dans le train et qui a blessé le neveu du sénateur à coups de rasoir.
  952. LIZZIE
  953. Nom de Dieu, c'est pas chez moi qu'il faut le chercher. (Un temps.) Vous ne me reconnaissez pas ?
  954. 2e HOMME
  955. Si, si, si. Je vous ai vue descendre du train avant-hier.
  956. LIZZIE
  957. Parfait. Parce que c'est moi qu'il a violée, comprenez-vous. (Brouhaha. Ils la regardent avec des yeux pleins de stupeur, de convoitise et d'une sorte d'horreur. Ils reculent légèrement.) S'il s'amène, il tâtera de ça. (Ils rient.)
  958. UN HOMME
  959. Vous n'avez pas envie de le voir pendre ?
  960. LIZZIE
  961. Venez me chercher quand vous l'aurez trouvé.
  962. UN HOMME
  963. Ça ne traînera pas, mon petit sucre : on sait qu'il se cache dans cette rue.
  964. LIZZIE
  965. Bonne chance.
  966. Ils sortent. Elle ferme la porte. Elle va déposer le revolver sur la table.
  967.  SCÈNE IV
  968. LIZZIE, puis LE NÈGRE.
  969. LIZZIE
  970. Tu peux sortir. (Le nègre sort, s'agenouille el baise le bas de sa robe.) Je t'ai dit de ne pas me toucher. (Elle le regarde.) Il faut tout de même que tu sois un drôle de paroissien pour avoir toute une ville après toi.
  971. LE NÈGRE
  972. Je n'ai rien fait, madame, vous le savez bien.
  973. LIZZIE
  974. Ils disent qu'un nègre a toujours fait quelque chose.
  975. LE NÈGRE
  976. Jamais rien fait. Jamais. Jamais.
  977. LIZZIE, elle se passe la main sur le front.
  978. Je ne sais plus où j'en suis. (Un temps.) Tout de même, une ville entière, ça ne peut pas avoir complètement tort. (Un temps.) Merde ! Je n'y
  979. comprends plus rien.
  980. LE NÈGRE
  981. C'est comme ça, madame. C'est toujours comme ça avec les blancs.
  982. LIZZIE
  983. Toi aussi, tu te sens coupable ?
  984. LE NÈGRE
  985. Oui, madame.
  986. LIZZIE
  987. Et pourtant tu n'as rien fait.
  988. LE NÈGRE
  989. Non, madame.
  990. LIZZIE
  991. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, pour qu'on soit toujours de leur côté ?
  992.  LE NÈGRE
  993. Ce sont des blancs.
  994. LIZZIE
  995. Je suis une blanche moi aussi. (Un temps. Bruit de pas dehors.) Ils redescendent. (Elle se rapproche de lui instinctivement. Il tremble, mais il lui met la main autour des épaules. Les pas décroissent Silence.) (Elle se dégage brusquement.) Ah dis donc ? Ce qu'on est seuls ? Nous avons l'air de deux orphelins. (On sonne. Ils écoutent en silence. On sonne encore.) File dans le cabinet de toilette. (Coups dans la porte d'entrée. Le nègre se cache. Lizzie va ouvrir.)
  996.  SCÈNE V
  997. FRED, LIZZIE. LIZZIE
  998. Tu es fou ? Pourquoi tapes-tu dans ma porte ? Non, tu n'entreras pas, tu m'en as assez fait voir. Va-t'en, va-t'en, salaud, va-t'en ! va-t'en ! (Il la repousse, ferme la porte et la prend par les épaules. Long silence.) Alors ?
  999. FRED
  1000. Tu es le Diable !
  1001. LIZZIE
  1002. C'est pour me dire ça que tu voulais enfoncer ma porte ? Quelle tête ! D'où sors-tu ? (Un temps.) Réponds.
  1003. FRED
  1004. Ils ont attrapé un nègre. Ce n'était pas le bon. Ils l'ont lynché tout de même.
  1005. LIZZIE
  1006. Après ?
  1007. FRED
  1008. J'étais avec eux.
  1009. Lizzie siffle.
  1010. LIZZIE
  1011. Je vois. (Un temps.) On dirait que ça te fait de l'effet de voir lyncher un nègre.
  1012. FRED
  1013. J'ai envie de toi.
  1014. LIZZIE
  1015. Quoi ?
  1016. FRED
  1017. Tu es le Diable ! Tu m'as jeté un sort. J'étais au milieu d'eux, mon revolver à la main et le nègre se balançait à une branche. Je l'ai regardé et j'ai pensé : j'ai envie d'elle. Ce n'est pas naturel.
  1018.  LIZZIE
  1019. Lâche-moi. Je te dis de me lâcher.
  1020. FRED
  1021. Qu'est-ce qu'il y a là-dessous ? Qu'est-ce que tu m'as fait, sorcière ? Je regardais le nègre et je t'ai vue te balancer au-dessus des flammes. J'ai tiré.
  1022. LIZZIE
  1023. Ordure ! Lâche-moi. Lâche-moi. Tu es un assassin.
  1024. FRED
  1025. Qu'est-ce que tu m'as fait ? Tu colles à moi comme mes dents à mes gencives. Je te vois partout, je vois ton ventre, ton sale ventre de chienne, je sens ta chaleur dans mes mains, j'ai ton odeur dans les narines. J'ai couru jusqu'ici, je ne savais pas si c'était pour te tuer ou pour te prendre de force. Maintenant, je sais. (Il la lâche brusquement.) Je ne peux pourtant pas me damner pour une putain. (Il revient sur elle.) C'est vrai ce que tu m'as dit, ce matin ?
  1026. LIZZIE
  1027. Quoi ?
  1028. FRED
  1029. Que je t'avais donné du plaisir ?
  1030. LIZZIE
  1031. Laisse-moi tranquille.
  1032. FRED
  1033. Jure que c'est vrai. Jure-le ! (Il lui tord le poignet. On entend du bruit dans le cabinet de toilette.) Qu'est-ce que c'est ? (Il écoule.) Il y a quelqu'un ici.
  1034. LIZZIE
  1035. Tu es fou. Il n'y a personne.
  1036. FRED
  1037. Si. Dans le cabinet de toilette. (Il marche vers le cabinet de toilette.) LIZZIE
  1038. Tu n'entreras pas.
  1039.  FRED
  1040. Tu vois bien qu'il y a quelqu'un.
  1041. LIZZIE
  1042. C'est mon client d'aujourd'hui. Un type qui paie. Là. Es-tu content ?
  1043. FRED
  1044. Un client ? Tu n'auras plus de client. Plus jamais. Tu es à moi. (Un temps.) Je veux voir sa tête. (Il crie.) Sortez de là !
  1045. LIZZIE, criant.
  1046. Ne sors pas. C'est un piège.
  1047. FRED
  1048. Sacrée fille de putain. (Il l'écarte violemment, va vers la porte et l'ouvre. Le nègre sort.) C'est ça, ton client ?
  1049. LIZZIE
  1050. Je l'ai caché parce qu'on veut lui faire du mal. Ne tire pas, tu sais bien qu'il est innocent. (Fred tire son revolver. Le nègre prend brusquement son élan, le bouscule et sort. Fred lui court après. Lizzie va jusqu'à la porte d'entrée par où ils ont disparu tous les deux el se met à crier.) Il est innocent ! Il est innocent ! (Deux coups de feu, elle revient, le visage dur. Elle va à la table, prend le revolver. Fred revient. Elle se tourne vers lui, dos au public, en tenant son arme derrière son dos. Il jette la sienne sur la table.) Alors, tu l'as eu ? (Fred ne répond pas.) Bon. Eh bien, à présent, c'est ton tour. (Elle le vise avec le revolver.)
  1051. FRED
  1052. Lizzie ! J'ai une mère.
  1053. LIZZIE
  1054. Ta gueule ! On m'a déjà fait le coup.
  1055. FRED, marchant lentement sur elle.
  1056. Le premier Clarke a défriché toute une forêt à lui seul ; il a tué seize Indiens de sa main avant de périr dans une embuscade ; son fils a bâti presque toute cette ville ; il tutoyait Washington et il est mort à Yorktown, pour l'indépendance des États-Unis ; mon arrière-grand-père était chef des Vigilants, à San Francisco, il a sauvé vingt-deux personnes pendant le grand incendie ; mon grand-père est revenu s'établir ici, il a fait creuser le canal du Mississipi et il a été gouverneur de l'État. Mon père est sénateur ; je serai sénateur après lui : je suis son seul héritier mâle et le dernier de mon nom. Nous avons fait ce pays et son histoire est la nôtre. Il y a eu des Clarke en Alaska, aux Philippines, dans le Nouveau Mexique. Oserais-tu tirer sur toute l'Amérique ?
  1057. LIZZIE
  1058. Si tu avances, je te bute.
  1059. FRED
  1060.  Tire ! Mais tire donc ! Tu vois, tu ne peux pas. Une fille comme toi ne peut pas tirer sur un homme comme moi. Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais dans le monde ? As-tu seulement connu ton grand-père ? Moi, j'ai le droit de vivre : il y a beaucoup de choses à entreprendre et l'on m'attend. Donne-moi ce revolver. (Elle le lui donne, il le met dans sa poche.) Pour ce qui est du nègre, il courait trop vite : je l'ai raté. (Un temps. Il lui entoure les épaules de son bras.) Je t'installerai sur la colline, de l'autre côté de la rivière, dans une belle maison avec un parc. Tu te promèneras dans le parc, mais je te défends de sortir : je suis très jaloux. Je viendrai te voir trois fois par semaine, à la nuit tombée : le mardi, le jeudi et pour le week-end. Tu auras des domestiques nègres et plus d'argent que tu n'en as jamais rêvé, mais il faudra me passer tous mes caprices. Et j'en aurai ! (Elle s'abandonne un peu plus dans ses bras.) C'est vrai que je t'ai donné du plaisir ? Réponds. C'est vrai ?
  1061. LIZZIE, avec lassitude. Oui, c'est vrai.
  1062. FRED, en lui lapant la joue.
  1063. Allons, tout est rentré dans l'ordre. (Un temps.) Je m'appelle Fred.
  1064. RIDEAU
  1065.  Morts sans sépulture
  1066. Deux actes, quatre tableaux.
  1067.  PERSONNAGES
  1068. (par ordre d'entrée en scène)
  1069. FRANÇOIS
  1070. SORBIER
  1071. CANORIS
  1072. LUCIE
  1073. HENRI
  1074. Serge Andreguy R.-J. Chauffard François Vibert Marie Olivier Michel Vitold
  1075. 1er MILICIENClaude Régy
  1076. JEAN
  1077. CLOCHET
  1078. LANDRIEU
  1079. PELLERIN
  1080. CORBIER
  1081. 2e MILICIEN
  1082. Décor.
  1083. Alain Cuny Robert Moor Yves Vincent Roland Bailly Maïk
  1084. Michel Jourdan
  1085. 1er tableau– Un grenier et tous les objets hétéroclites qu'il peut comporter : voiture d'enfant, vieille malle, etc., et un mannequin de couturière. 2e – – Une salle de classe, avec, accroché au mur, un portrait de Pétain.
  1086. e er 3 – –Legrenierdu1 .
  1087. ee 4 – –Lasalledeclassedu2 .
  1088. Costumes de maquisards et de miliciens.
  1089. Morts sans sépulture a été présenté pour la première fois au Théâtre Antoine (Direction Simone Berriau), le 8 novembre 1946.
  1090.  PREMIER TABLEAU
  1091. Un grenier éclairé par une lucarne. Pêle-mêle d'objets hétéroclites : des malles ; un vieux fourneau, un mannequin de couturière. Canoris el Sorbier sont assis, l'un sur une malle, l'autre sur un vieil escabeau, Lucie sur le fourneau. Ils ont les menottes. François marche de long en large. Il a aussi les menottes. Henri dort, couché par terre.
  1092. SCÈNE I
  1093. CANORIS, SORBIER, FRANÇOIS, LUCIE, HENRI.
  1094. FRANÇOIS
  1095. Allez-vous parler, à la fin ?
  1096. SORBIER, levant la tête.
  1097. Qu'est-ce que tu veux qu'on dise ?
  1098. FRANÇOIS
  1099. N'importe quoi, pourvu que ça fasse du bruit.
  1100. Une musique vulgaire et criarde éclate soudain. C'est la radio de l'étage en dessous.
  1101. SORBIER
  1102. Voilà du bruit.
  1103. FRANÇOIS
  1104. Pas celui-là : c'est leur bruit. (Il reprend sa marche et s'arrête brusquement.) Ha !
  1105. SORBIER
  1106. Quoi encore ?
  1107. FRANÇOIS
  1108. Ils m'entendent, ils se disent : voilà le premier d'entre eux qui s'énerve.
  1109. CANORIS
  1110. Eh bien, ne t'énerve pas. Assieds-toi. Mets les mains sur les genoux, tes poignets te feront moins mal. Et puis tais-toi. Essaie de dormir ou réfléchis.
  1111. FRANÇOIS
  1112. A quoi bon ?
  1113. Canoris hausse les épaules. François reprend sa marche.
  1114.  SORBIER
  1115. François !
  1116. FRANÇOIS
  1117. Eh?
  1118. SORBIER
  1119. Tes souliers craquent.
  1120. FRANÇOIS
  1121. Je les fais craquer exprès. (Un temps. Il vient se planter devant Sorbier.) Mais à quoi pouvez-vous penser ?
  1122. SORBIER, relevant la tête. Tuveuxquejeteledise?
  1123. FRANÇOIS le regarde et recule un peu. Non. Ne le dis pas.
  1124. SORBIER
  1125. Je pense à la petite qui criait.
  1126. LUCIE, sortant brusquement de son rêve. Quelle petite ?
  1127. SORBIER
  1128. La petite de la ferme. Je l'ai entendue crier, pendant qu'ils nous emmenaient. Le feu était déjà dans l'escalier.
  1129. LUCIE
  1130. La petite de la ferme ? Il ne fallait pas nous le dire.
  1131. SORBIER
  1132. Il y en a beaucoup d'autres qui sont morts. Des enfants et des femmes. Mais je ne les ai pas entendus mourir. La petite, c'est comme si elle criait encore. Je ne pouvais pas garder ses cris pour moi tout seul.
  1133. LUCIE
  1134. Elle avait treize ans. C'est à cause de nous qu'elle est morte.
  1135.  SORBIER
  1136. C'est à cause de nous qu'ils sont tous morts.
  1137. CANORIS, à François.
  1138. Tu vois qu'il valait mieux ne pas parler.
  1139. FRANÇOIS
  1140. Eh bien quoi ? Nous n'allons pas faire long feu non plus. Tout à l'heure tu trouveras peut-être qu'ils ont de la veine.
  1141. SORBIER
  1142. Ils n'avaient pas accepté de mourir.
  1143. FRANÇOIS
  1144. Est-ce que j'avais accepté ? Ce n'est pas notre faute si l'affaire est manquée.
  1145. SORBIER
  1146. Si. C'est notre faute.
  1147. FRANÇOIS
  1148. Nous avons obéi aux ordres.
  1149. SORBIER
  1150. Oui.
  1151. FRANÇOIS
  1152. Ils nous ont dit : « Montez là-haut et prenez le village. » Nous leur avons dit : « C'est idiot, les Allemands seront prévenus dans les vingt-quatre heures. » Ils nous ont répondu : « Montez tout de même et prenez-le. » Alors nous avons dit : « Bon. » Et nous sommes montés. Où est la faute ?
  1153. SORBIER
  1154. Il fallait réussir.
  1155. FRANÇOIS
  1156. Nous ne pouvions pas réussir.
  1157. SORBIER
  1158.  Je sais. Il fallait réussir tout de même. (Un temps.) Trois cents. Trois cents qui n'avaient pas accepté de mourir et qui sont morts pour rien. Ils sont couchés entre les pierres, et le soleil les noircit ; on doit les voir de toutes les fenêtres. A cause de nous. A cause de nous, dans ce village il n'y a plus que des miliciens, des murs et des pierres. Ce sera dur de crever avec ces cris dans les oreilles.
  1159. FRANÇOIS, criant.
  1160. Laisse-nous tranquilles avec tes morts. Je suis le plus jeune : je n'ai fait qu'obéir. Je suis innocent ! Innocent ! Innocent !
  1161. LUCIE, doucement.
  1162. D'un bout à l'autre de la scène précédente, elle a conservé son calme.
  1163. François !
  1164. FRANÇOIS, déconcerté, d'une voix molle. Quoi ?
  1165. LUCIE
  1166. Viens t'asseoir près de moi, mon petit frère. (Il hésite. Elle répète plus doucement encore.) Viens ! (Il s'assied. Elle lui passe maladroitement ses mains enchaînées sur le visage.) Comme tu as chaud ! Où est ton mouchoir ?
  1167. FRANÇOIS
  1168. Dans ma poche. Je ne peux pas l'attraper.
  1169. LUCIE
  1170. Dans cette poche-ci ?
  1171. FRANÇOIS
  1172. Oui.
  1173. Lucie plonge une main dans la poche du veston, en retire péniblement un mouchoir et lui essuie le visage.
  1174. LUCIE
  1175. Tu es en nage et tu trembles : il ne faut pas marcher si longtemps.
  1176. FRANÇOIS
  1177. Si je pouvais ôter ma veste...
  1178. LUCIE
  1179. N'y pense pas puisque c'est impossible. (Il tire sur ses menottes.) Non, n'espère pas les rompre. L'espoir fait mal. Tiens-toi tranquille, respire doucement, fais le mort ; je suis morte et calme, je m'économise.
  1180.  FRANÇOIS
  1181. Pour quoi faire ? Pour pouvoir crier plus fort tout à l'heure. Quelles économies de bouts de chandelles. Il reste si peu de temps ; je voudrais être partout à la fois.
  1182. Il veut se lever.
  1183. LUCIE
  1184. Reste là.
  1185. FRANÇOIS
  1186. Il faut que je tourne en rond. Dès que je m'arrête, c'est ma pensée qui se met à tourner. Je ne veux pas penser.
  1187. LUCIE
  1188. Pauvre petit.
  1189. FRANÇOIS, il se laisse glisser
  1190. aux genoux de Lucie.
  1191. Lucie, tout est si dur. Je ne peux pas regarder vos visages : ils me font peur.
  1192. LUCIE
  1193. Mets ta tête sur mes genoux. Oui, tout est si dur et toi tu es si petit. Si quelqu'un pouvait encore te sourire, en disant : mon pauvre petit. Autrefois je prenais tes chagrins en charge. Mon pauvre petit... mon pauvre petit... (Elle se redresse brusquement.) Je ne peux plus. L'angoisse m'a séchée. Je ne peux plus pleurer.
  1194. FRANÇOIS
  1195. Ne me laisse pas seul. Il me vient des idées dont j'ai honte.
  1196. LUCIE
  1197. Écoute. Il y a quelqu'un qui peut t'aider... Je ne suis pas tout à fait seule... (Un temps.) Jean est avec moi, si tu pouvais...
  1198. FRANÇOIS
  1199. Jean ?
  1200. LUCIE
  1201. Ils ne l'ont pas pris. Il descend vers Grenoble. C'est le seul de nous qui vivra demain.
  1202. FRANÇOIS
  1203.  Après ?
  1204. LUCIE
  1205. Il ira trouver les autres, ils recommenceront le travail ailleurs. Et puis, la guerre finira, ils vivront à Paris, tranquillement, avec de vraies photos sur de vraies cartes et les gens les appelleront par leurs vrais noms.
  1206. FRANÇOIS
  1207. Eh bien ? Il a eu de la veine. Qu'est-ce que cela peut me faire ?
  1208. LUCIE
  1209. Il descend à travers la forêt. Il y a des peupliers, en bas, le long de la route. Il pense à moi. Il n'y a plus que lui au monde pour penser à moi avec cette douceur. A toi aussi ; il pense. Il pense que tu es un pauvre petit. Essaie de te voir avec ses yeux. Il peut pleurer.
  1210. Elle pleure.
  1211. FRANÇOIS
  1212. Toi aussi tu peux pleurer.
  1213. LUCIE
  1214. Je pleure avec ses larmes.
  1215. Un temps. François se lève brusquement.
  1216. FRANÇOIS
  1217. Assez joué. Je finirais par le haïr.
  1218. LUCIE
  1219. Tu l'aimais pourtant.
  1220. FRANÇOIS
  1221. Pas comme tu l'aimais.
  1222. LUCIE
  1223. Non. Pas comme je l'aimais.
  1224. Des pas dans le couloir. La porte s'ouvre. Lucie se lève brusquement. Le milicien les regarde, puis il referme la porte.
  1225. SORBIER, haussant les épaules.
  1226. Ils s'amusent. Pourquoi t'es-tu levée ?
  1227.  LUCIE, se rasseyant.
  1228. Je croyais qu'ils venaient nous chercher.
  1229. CANORIS
  1230. Ils ne viendront pas de sitôt.
  1231. LUCIE
  1232. Pourquoi pas ?
  1233. CANORIS
  1234. Ils commettent une erreur : ils croient que l'attente démoralise.
  1235. SORBIER
  1236. Est-ce une erreur ? Ce n'est pas drôle d'attendre quand on se fait des idées.
  1237. CANORIS
  1238. Bien sûr. Mais d'un autre côté tu as le temps de te reprendre. Moi, la première fois, c'était en Grèce, sous Metaxas. Ils sont venus m'arrêter à quatre heures du matin. S'ils m'avaient un peu poussé, j'aurais parlé. Par étonnement. Ils ne m'ont rien demandé. Dix jours après, ils ont employé les grands moyens, mais c'était trop tard : ils avaient manqué l'effet de surprise.
  1239. SORBIER
  1240. Ils t'ont cogné dessus ? CANORIS
  1241. Dame !
  1242. SORBIER
  1243. A coups de poings ?
  1244. CANORIS
  1245. A coups de poings, à coups de pied.
  1246. SORBIER
  1247. Tu... avais envie de parler ?
  1248. CANORIS
  1249.  Non. Tant qu'ils cognent ça peut aller.
  1250. SORBIER
  1251. Ah ?... Ah, ça peut aller... (Un temps.) Mais quand ils tapent sur les tibias ou sur les coudes ?
  1252. CANORIS
  1253. Non, non. Ça peut aller. (Doucement.) Sorbier.
  1254. SORBIER
  1255. Quoi ?
  1256. CANORIS
  1257. Il ne faut pas avoir peur d'eux. Ils n'ont pas d'imagination.
  1258. SORBIER
  1259. C'est de moi que j'ai peur.
  1260. CANORIS
  1261. Mais pourquoi ? Nous n'avons rien à dire. Tout ce que nous savons, ils le savent. Écoutez ! (Un temps.) Ce n'est pas du tout comme on se le figure.
  1262. FRANÇOIS
  1263. Comment est-ce ?
  1264. CANORIS
  1265. Je ne pourrais pas te le dire. Tiens, par exemple, le temps m'a paru court. (Il rit.) J'avais les dents si serrées que je suis resté trois heures sans pouvoir ouvrir la bouche. C'était à Nauplie. Il y avait un type qui portait des bottines à l'ancienne. Pointues du bout. Il me les envoyait dans la figure. Des femmes chantaient sous la fenêtre : j'ai retenu le chant.
  1266. SORBIER
  1267. A Nauplie ? En quelle année ?
  1268. CANORIS En 36.
  1269. SORBIER
  1270.  Eh bien, j'y suis passé. J'étais venu de Grèce sur le Théophile-Gautier. Je faisais du camping. J'ai vu la prison ; il y a des figuiers de Barbarie contre les murs. Alors tu étais là-dedans et moi j'étais dehors ? (Il rit.) C'est marrant.
  1271. CANORIS C'est marrant.
  1272. SORBIER, brusquement. Et s'ils te fignolent ?
  1273. CANORIS
  1274. Hé?
  1275. SORBIER
  1276. S'ils te fignolent avec leurs appareils ? (Canoris hausse les épaules.) Je me figure que je me défendrais par la modestie. A chaque minute je me dirais : je tiens le coup encore une minute. Est-ce que c'est une bonne méthode ?
  1277. CANORIS
  1278. Il n'y a pas de méthode.
  1279. SORBIER
  1280. Mais comment ferais-tu, toi ?
  1281. LUCIE
  1282. Vous ne pourriez pas vous taire ? Regardez le petit : est-ce que vous croyez que vous lui donnez du courage ? Attendez donc un peu, ils se chargeront de vous renseigner.
  1283. SORBIER
  1284. Lâche-nous ! Qu'il se bouche les oreilles, s'il ne veut pas entendre.
  1285. LUCIE
  1286. Et moi, faut-il aussi que je me bouche les oreilles ? Je n'aime pas vous entendre parce que j'ai peur de vous mépriser. Avez-vous besoin de tous ces mots pour vous donner du courage ? J'ai vu mourir des bêtes et je voudrais mourir comme elles : en silence !
  1287. SORBIER
  1288. Qui t'a parlé de mourir ? On cause sur ce qu'ils vont nous faire avant. Il faut bien qu'on s'y prépare.
  1289. LUCIE
  1290. Je ne veux pas m'y préparer. Pourquoi vivrais-je deux fois ces heures qui vont venir ? Regardez Henri : il dort. Pourquoi ne pas dormir ?
  1291.  SORBIER
  1292. Dormir ? Et ils viendront me réveiller en me secouant ? Je ne veux pas. Je n'ai pas de temps à perdre.
  1293. LUCIE
  1294. Alors pense à ce que tu aimes. Moi, je pense à Jean, à ma vie, au petit, quand il était malade et que je le soignais dans un hôtel d'Arcachon. Il y avait des pins et de grandes vagues vertes que je voyais de ma fenêtre.
  1295. SORBIER, ironiquement.
  1296. Des vagues vertes, vraiment ? Je te dis que je n'ai pas de temps à perdre.
  1297. LUCIE
  1298. Sorbier, je ne te reconnais pas.
  1299. SORBIER, confus.
  1300. Ça va ! Ce sont les nerfs : j'ai des nerfs de pucelle. (Il se lève et va vers elle.) Chacun se défend à sa manière. Moi, je ne vaux rien quand on me prend au dépourvu. Si je pouvais ressentir la douleur par avance – juste un petit peu, pour la reconnaître au passage – je serais plus sûr de moi. Ce n'est pas ma faute ; j'ai toujours été minutieux. (Un temps.) Je t'aime bien, tu sais. Mais je me sens seul. (Un temps.) Si tu veux que je me taise...
  1301. FRANÇOIS
  1302. Laisse-les parler. Ce qui compte, c'est le bruit qu'ils font.
  1303. LUCIE
  1304. Faites ce que vous voudrez.
  1305. Un silence.
  1306. SORBIER, à voix plus basse.
  1307. Hé, Canoris ! (Canoris lève la tête.) Tu en as rencontré, toi, des gens qui avaient mangé le morceau ?
  1308. CANORIS
  1309. Oui, j'en ai rencontré.
  1310. SORBIER
  1311. Alors ?
  1312. CANORIS
  1313. Qu'est-ce que ça peut te faire puisque nous n'avons rien à dire.
  1314.  SORBIER
  1315. Je veux savoir. Est-ce qu'ils se supportaient ?
  1316. CANORIS
  1317. Ça dépend. Il y en a un qui s'est tiré dans la figure avec un fusil de chasse : il n'a réussi qu'à s'aveugler. Je le rencontrais quelquefois dans les rues du Pirée, conduit par une Arménienne. Il pensait qu'il avait payé. Chacun décide s'il a payé ou non. Nous en avons descendu un autre dans une foire, au moment où il s'achetait des loukoums. Depuis qu'il était sorti de prison il s'était mis à aimer les loukoums, parce que c'était sucré.
  1318. SORBIER
  1319. Le veinard.
  1320. CANORIS
  1321. Hum !
  1322. SORBIER
  1323. Si je lâchais le paquet, ça m'étonnerait que je me console avec du sucre.
  1324. CANORIS
  1325. On dit ça. On ne peut pas savoir avant d'y avoir passé.
  1326. SORBIER
  1327. De toute façon je ne crois pas que je m'aimerais beaucoup après. Je pense que j'irais décrocher le fusil de chasse.
  1328. FRANÇOIS
  1329. Moi, je préfère les loukoums.
  1330. SORBIER
  1331. François !
  1332. FRANÇOIS
  1333. Quoi ! François ? Est-ce que vous m'avez prévenu quand je suis venu vous trouver ? Vous m'avez dit : la Résistance a besoin d'hommes, vous ne m'avez pas dit qu'elle avait besoin de héros. Je ne suis pas un héros, moi, je ne suis pas un héros ! Je ne suis pas un héros ! J'ai fait ce qu'on m'a dit : j'ai distribué des tracts et transporté des armes, et vous disiez que j'étais toujours de bonne humeur. Mais personne ne m'a renseigné sur ce qui m'attendait au bout. Je vous jure que je n'ai jamais su à quoi je m'engageais.
  1334. SORBIER
  1335. Tu le savais. Tu savais que René avait été torturé.
  1336.  FRANÇOIS
  1337. Je n'y pensais jamais. (Un temps.) La petite qui est morte, vous la plaignez, vous dites : c'est à cause de nous qu'elle est morte. Et moi, si je parlais, quand ils me brûleront avec leurs cigares, vous diriez : c'est un lâche et vous me tendriez un fusil de chasse, à moins que vous ne me tiriez dans le dos. Pourtant, je n'ai que deux ans de plus qu'elle.
  1338. SORBIER
  1339. Je parlais pour moi.
  1340. CANORIS, s'approchant de François.
  1341. Tu n'as plus aucun devoir, François. Ni devoir, ni consigne. Nous ne savons rien, nous n'avons rien à taire. Que chacun se débrouille pour ne pas
  1342. trop souffrir. Les moyens n'ont pas d'importance.
  1343. François se calme peu à peu mais il reste prostré. Lucie le serre contre elle.
  1344. SORBIER
  1345. Les moyens n'ont pas d'importance... Évidemment. Crie, pleure, supplie, demande-leur pardon, fouille dans ta mémoire pour trouver quelque chose à leur avouer, quelqu'un à leur livrer : qu'est-ce que ça peut faire : il n'y a pas d'enjeu ; tu ne trouveras rien à dire, toutes les petites saletés demeureront strictement confidentielles. Peut-être que c'est mieux ainsi. (Un temps.) Je n'en suis pas sûr.
  1346. CANORIS
  1347. Qu'est-ce que tu voudrais ? Savoir un nom ou une date, pour pouvoir les leur refuser ?
  1348. SORBIER
  1349. Je ne sais pas. Je ne sais même pas si je pourrais me taire.
  1350. CANORIS
  1351. Alors ?
  1352. SORBIER
  1353. Je voudrais me connaître. Je savais qu'ils finiraient par me prendre et que je serais, un jour, au pied du mur, en face de moi, sans recours. Je me disais, tiendras-tu le coup ? C'est mon corps qui m'inquiète, comprends-tu ? J'ai un sale corps mal foutu avec des nerfs de femme. Eh bien, le moment est venu, ils vont me travailler avec leurs instruments. Mais je suis volé : je vais souffrir pour rien, je mourrai sans savoir ce que je vaux.
  1354. La musique s'arrête. Ils sursautent et prêtent l'oreille.
  1355. HENRI, se réveillant brusquement.
  1356. Qu'est-ce que c'est ? (Un temps.) La polka est finie, c'est à nous de danser, j'imagine. (La musique reprend.) Fausse alerte. C'est curieux qu'ils aiment tant la musique. (Il se lève.) Je rêvais que je dansais, à Schéhérazade. Vous savez, Schéhérazade, à Paris. Je n'y ai jamais été. (Il se réveille lentement.) Ah, vous voilà... vous voilà... Tu veux danser, Lucie ?
  1357. LUCIE
  1358. Non.
  1359.  HENRI
  1360. Est-ce que les poignets vous font mal à vous aussi ? La chair a dû gonfler pendant que je dormais. Quelle heure est-il ?
  1361. CANORIS
  1362. Trois heures.
  1363. LUCIE
  1364. Cinq heures.
  1365. SORBIER
  1366. Six heures.
  1367. CANORIS
  1368. Nous ne savons pas.
  1369. HENRI
  1370. Tu avais une montre.
  1371. CANORIS
  1372. Ils l'ont cassée sur mon poignet. Ce qui est sûr, c'est que tu as dormi longtemps.
  1373. HENRI
  1374. C'est du temps qu'on m'a volé. (A Canoris.) Aide-moi. (Canoris lui fait la courte échelle ; Henri se hisse jusqu'à la lucarne.) Il est cinq heures au soleil ; c'est Lucie qui avait raison. (Il redescend.) La mairie brûle encore. Alors tu ne veux pas danser ? (Un temps.) Je hais cette musique.
  1375. CANORIS, avec indifférence. Bah !
  1376. HENRI
  1377. On doit l'entendre de la ferme.
  1378. CANORIS
  1379. Il n'y a plus personne pour l'entendre.
  1380. HENRI
  1381. Je sais. Elle entre par la fenêtre, elle tourne au-dessus des cadavres. La musique, le soleil : tableau. Et les corps sont tout noirs. Ah ! nous avons
  1382.  bien manqué notre coup. (Un temps.) Qu'est-ce qu'il a le petit ?
  1383. LUCIE
  1384. Il n'est pas bien. Voilà huit jours qu'il n'a pas fermé l'œil. Comment as-tu fait pour dormir ?
  1385. HENRI
  1386. C'est venu de soi-même. Je me suis senti si seul que ça m'a donné sommeil. (Il rit.) Nous sommes oubliés de la terre entière. (S'approchant de François.) Pauvre môme... (Il lui caresse les cheveux puis s'arrête brusquement. A Canoris.) Où est notre faute ?
  1387. CANORIS
  1388. Je ne sais pas. Qu'est-ce que cela peut faire ?
  1389. HENRI
  1390. Il y a eu faute : je me sens coupable.
  1391. SORBIER
  1392. Toi aussi ? Ah ! je suis bien content : je me croyais seul.
  1393. CANORIS
  1394. Oh ! bon : moi aussi, je me sens coupable. Et qu'est-ce que cela change ?
  1395. HENRI
  1396. Je n'aurais pas voulu mourir en faute.
  1397. CANORIS
  1398. Ne te casse donc pas la tête : je suis sûr que les copains ne nous reprocheront rien.
  1399. HENRI
  1400. Je me fous des copains. C'est à moi seul que je dois des comptes à présent.
  1401. CANORIS, choqué, sèchement.
  1402. Alors ? C'est un confesseur que tu veux ?
  1403. HENRI
  1404. Au diable, le confesseur. C'est à moi seul que je dois des comptes à présent. (Un temps, comme à lui-même.) Les choses n'auraient pas dû tourner de cette manière. Si je pouvais trouver cette faute...
  1405.  CANORIS
  1406. Tu serais bien avancé.
  1407. HENRI
  1408. Je pourrais la regarder en face et me dire : voilà pourquoi je meurs. Bon Dieu ! un homme ne peut pas crever comme un rat, pour rien et sans faire ouf.
  1409. CANORIS, haussant les épaules. Bah !
  1410. SORBIER
  1411. Pourquoi hausses-tu les épaules ? Il a le droit de sauver sa mort, c'est tout ce qui lui reste.
  1412. CANORIS
  1413. Bien sûr. Qu'il la sauve, s'il peut.
  1414. HENRI
  1415. Merci de la permission. (Un temps.) Tu ferais aussi bien de t'occuper de sauver la tienne : nous n'avons pas trop de temps.
  1416. CANORIS
  1417. La mienne ? Pourquoi ? A qui cela servirait-il ? C'est une affaire strictement personnelle.
  1418. HENRI
  1419. Strictement personnelle. Oui. Après ?
  1420. CANORIS
  1421. Je n'ai jamais pu me passionner pour les affaires personnelles. Ni pour celles des autres ni pour les miennes.
  1422. HENRI, sans l'écouter.
  1423. Si seulement je pouvais me dire que j'ai fait ce que j'ai pu. Mais c'est sans doute trop demander. Pendant trente ans, je me suis senti coupable. Coupable parce que je vivais. A présent, il y a les maisons qui brûlent par ma faute, il y a ces morts innocents et je vais mourir coupable. Ma vie n'a été qu'une erreur.
  1424. Canoris se lève et va vers lui.
  1425. CANORIS
  1426. Tu n'es pas modeste, Henri.
  1427. HENRI
  1428.  Quoi ?
  1429. CANORIS
  1430. Tu te fais du mal parce que tu n'es pas modeste. Moi, je crois qu'il y a beau temps que nous sommes morts : au moment précis où nous avons cessé d'être utiles. A présent il nous reste un petit morceau de vie posthume, quelques heures à tuer. Tu n'as plus rien à faire qu'à tuer le temps et à bavarder avec tes voisins. Laisse-toi aller, Henri, repose-toi. Tu as le droit de te reposer puisque nous ne pouvons plus rien faire ici. Repose-toi : nous ne comptons plus, nous sommes des morts sans importance. (Un temps.) C'est la première fois que je me reconnais le droit de me reposer.
  1431. HENRI
  1432. C'est la première fois depuis trois ans que je me retrouve en face de moi-même. On me donnait des ordres. J'obéissais. Je me sentais justifié. A présent personne ne peut plus me donner d'ordres et rien ne peut plus me justifier. Un petit morceau de vie en trop : oui. Juste le temps qu'il faut pour m'occuper de moi. (Un temps.) Canoris, pourquoi mourrons-nous ?
  1433. CANORIS
  1434. Parce qu'on nous avait chargés d'une mission dangereuse et que nous n'avons pas eu de chance.
  1435. HENRI
  1436. Oui : c'est ce que penseront les copains, c'est ce qu'on dira dans les discours officiels. Mais toi, qu'est-ce que tu en penses ?
  1437. CANORIS
  1438. Je ne pense rien. Je vivais pour la cause et j'ai toujours prévu que j'aurais une mort comme celle-ci.
  1439. HENRI
  1440. Tu vivais pour la cause, oui. Mais ne viens pas me dire que tu meurs pour elle. Peut-être, si nous avions réussi et si nous étions morts à l'ouvrage, peut-être alors... (Un temps.) Nous mourrons parce qu'on nous a donné des ordres idiots, parce que nous les avons mal exécutés et notre mort n'est utile à personne. La cause n'avait pas besoin qu'on attaque ce village. Elle n'en avait pas besoin parce que le projet était irréalisable. La cause ne donne jamais d'ordre, elle ne dit jamais rien ; c'est nous qui décidons de ses besoins. Ne parlons pas de la cause. Pas ici. Tant qu'on peut travailler pour elle, ça va. Après il faut se taire et surtout ne pas s'en servir pour notre consolation personnelle. Elle nous a rejetés parce que nous sommes inutilisables : elle en trouvera d'autres pour la servir : à Tours, à Lille, à Carcassonne, des femmes sont en train de faire les enfants qui nous remplaceront. Nous avons essayé de justifier notre vie et nous avons manqué notre coup. A présent nous allons mourir et nous ferons des morts injustifiables.
  1441. CANORIS, avec indifférence.
  1442. Si tu veux. Rien de ce qui se passe entre ces quatre murs n'a d'importance. Espère ou désespère : il n'en sortira rien.
  1443. Un temps.
  1444. HENRI
  1445. Si seulement il nous restait quelque chose à entreprendre. N'importe quoi. Ou quelque chose à leur cacher... Bah ! (Un temps.) (A Canoris.) Tu as une femme, toi ?
  1446. CANORIS
  1447.  Oui. En Grèce.
  1448. HENRI
  1449. Tu peux penser à elle ?
  1450. CANORIS
  1451. J'essaie. C'est loin.
  1452. HENRI, à Sorbier. Et toi ?
  1453. SORBIER
  1454. J'ai mes vieux. Ils me croient en Angleterre. Je suppose qu'ils se mettent à table : ils dînent tôt. Si je pouvais me dire qu'ils vont sentir, tout d'un coup, un petit pincement au cœur, quelque chose comme un pressentiment... Mais je suis sûr qu'ils sont tout à fait tranquilles. Ils vont m'attendre pendant des années, de plus en plus tranquillement, et je mourrai dans leur cœur sans qu'ils s'en aperçoivent. Mon père doit parler du jardin. Il parlait toujours du jardin, à dîner. Tout à l'heure, il ira arroser ses choux. (Il soupire.) Pauvre vieux ! Pourquoi penserais-je à eux ? Ça n'aide pas.
  1455. HENRI
  1456. Non. Ça n'aide pas. (Un temps.) Tout de même, je préférerais que mes vieux vivent encore. Je n'ai personne.
  1457. SORBIER
  1458. Personne au monde ?
  1459. HENRI
  1460. Personne.
  1461. LUCIE, vivement.
  1462. Tu es injuste. Tu as Jean. Nous avons tous Jean. C'était notre chef et il pense à nous.
  1463. HENRI
  1464. Il pense à toi parce qu'il t'aime.
  1465. LUCIE
  1466. A nous tous.
  1467. HENRI, doucement.
  1468. Lucie ! Est-ce que nous parlions beaucoup de nos morts ? Nous n'avions pas le temps de les enterrer, même dans nos cœurs. (Un temps.) Non. Je ne manque nulle part, je ne laisse pas de vide. Les métros sont bondés, les restaurants combles, les têtes bourrées à craquer de petits soucis. J'ai glissé hors du monde et il est resté plein. Comme un œuf. Il faut croire que je n'étais pas indispensable. (Un temps.) J'aurais voulu être indispensable. A quelque chose ou à quelqu'un. (Un temps.) A propos, Lucie, je t'aimais. Je te le dis à présent parce que ça n'a plus
  1469.  d'importance.
  1470. LUCIE
  1471. Non. Ça n'a plus d'importance.
  1472. HENRI
  1473. Et voilà. (Il rit.) C'était vraiment tout à fait inutile que je naisse. La porte s'ouvre. Des miliciens entrent.
  1474. SORBIER
  1475. Bonjour. (A Henri.) Ils nous ont fait le coup trois fois pendant que tu dormais.
  1476. LE MILICIEN
  1477. C'est toi qui te fais appeler Sorbier ?
  1478. Un silence.
  1479. SORBIER
  1480. C'est moi.
  1481. LE MILICIEN
  1482. Suis-nous.
  1483. Nouveau silence.
  1484. SORBIER
  1485. Après tout, j'aime autant qu'ils commencent par moi. (Un temps. Il marche vers la porte.) Je me demande si je vais me connaître. (Au moment de sortir.) C'est l'heure où mon père arrose ses choux.
  1486.  SCÈNE II
  1487. LES MÊMES, moins SORBIER.
  1488. Encore un long silence.
  1489. HENRI, à Canoris. Donne-moi une cigarette.
  1490. CANORIS
  1491. Ils me les ont prises.
  1492. HENRI
  1493. Tant pis.
  1494. La musique joue une java.
  1495. Eh bien, dansons, puisqu'ils veulent qu'on danse, Lucie ?
  1496. LUCIE
  1497. Je t'ai dit que non.
  1498. HENRI
  1499. Comme tu veux. Les danseuses ne manquent pas.
  1500. Il s'approche du mannequin, lève ses mains enchaînées el les fait glisser le long des épaules el des flancs du mannequin. Puis il se met à danser en le tenant serré contre lui. La musique cesse, Henri s'arrête, repose le mannequin et relève lentement les bras pour se dégager.
  1501. Ils ont commencé.
  1502. Ils écoutent.
  1503. CANORIS
  1504. Tu entends quelque chose ?
  1505. HENRI
  1506. Rien.
  1507. FRANÇOIS
  1508. Qu'est-ce que tu crois qu'ils lui font ?
  1509. CANORIS
  1510. Je ne sais pas. (Un temps.) Je voudrais qu'il tienne le coup. Sinon, il va se faire beaucoup plus de mal qu'ils ne lui en feront.
  1511.  HENRI
  1512. Il tiendra forcément le coup.
  1513. CANORIS
  1514. Je veux dire : de l'intérieur. C'est plus difficile quand on n'a rien à dire.
  1515. Un temps.
  1516. HENRI
  1517. Il ne crie pas, c'est déjà ça.
  1518. FRANÇOIS
  1519. Peut-être qu'ils l'interrogent, tout simplement.
  1520. CANORIS
  1521. Penses-tu !
  1522. Sorbier hurle. Ils sursautent.
  1523. LUCIE, voix rapide et trop naturelle.
  1524. A présent Jean doit être arrivé à Grenoble. Je serais étonnée qu'il ait mis plus de quinze heures. Il doit se sentir drôle : la ville est calme, il y a des gens aux terrasses des cafés et le Vercors n'est plus qu'un songe. (La voix de Sorbier enfle. Celle de Lucie monte.) Il pense à nous, il entend la radio par les fenêtres ouvertes, le soleil brille sur les montagnes, c'est une belle après-midi d'été. (Cris plus forts.) Ha ! (Elle se laisse tomber sur une malle et sanglote en répétant :) Une belle après-midi d'été.
  1525. HENRI, à Canoris. Je ne crierai pas.
  1526. CANORIS
  1527. Tu auras tort. Ça soulage.
  1528. HENRI
  1529. Je ne pourrais pas supporter l'idée que vous m'entendez et qu'elle pleure au-dessus de ma tête.
  1530. François se met à trembler.
  1531. FRANÇOIS, au bord de la crise.
  1532. Je ne crois pas... je ne crois pas...
  1533. Pas dans le couloir.
  1534. CANORIS
  1535.  Tais-toi, petit, les voilà.
  1536. HENRI
  1537. A qui le tour ?
  1538. CANORIS
  1539. A toi ou à moi. Ils garderont la fille et le môme pour la fin. (La clé tourne dans la serrure.) Je voudrais que ce fût à moi. Je n'aime pas les cris des autres.
  1540. La porte s'ouvre, on pousse Jean dans la pièce. Il n'a pas de menottes.
  1541.  SCÈNE III
  1542. LES MÊMES, plus JEAN.
  1543. Il cligne des yeux en rentrant pour s'accommoder à la pénombre. Tous se sont tournés vers lui. Le milicien sort en fermant la porte derrière lui.
  1544. LUCIE
  1545. Jean !
  1546. JEAN
  1547. Tais-toi. Ne prononce pas mon nom. Viens là contre le mur : ils nous regardent peut-être par une fente de la porte. (Il la regarde.) Te voilà ! Te voilà ! Je pensais ne jamais te revoir. Qui est là ?
  1548. CANORIS
  1549. Canoris.
  1550. HENRI
  1551. Henri.
  1552. JEAN
  1553. Je vous distingue mal. Pierre et Jacques sont...?
  1554. HENRI Oui.
  1555. JEAN
  1556. Le môme est là aussi ? Pauvre gosse. (D'une voix basse et rapide.) J'espérais que vous étiez morts.
  1557. HENRI, riant.
  1558. Nous avons fait de notre mieux.
  1559. JEAN
  1560. Je m'en doute. (A Lucie.) Qu'as-tu ?
  1561. LUCIE
  1562. Oh ! Jean, tout est fini. Je me disais : il est à Grenoble, il marche dans les rues, il regarde les montagnes... Et... et... à présent tout est fini.
  1563. JEAN
  1564.  Ne chiale pas. J'ai toutes les chances de m'en sortir.
  1565. HENRI
  1566. Comment est-ce qu'ils t'ont eu ?
  1567. JEAN
  1568. Ils ne m'ont pas encore. Je suis tombé sur une de leurs patrouilles tout en bas, sur la route de Verdone. J'ai dit que j'étais de Cimiers ; c'est un petit bourg dans la vallée. Ils m'ont ramené ici, le temps d'aller voir si j'ai dit vrai.
  1569. LUCIE
  1570. Mais à Cimiers, ils vont...
  1571. JEAN
  1572. J'ai des copains, là-bas, qui savent ce qu'ils ont à dire. Je m'en tirerai. (Un temps.) Il faut que je m'en tire ; les copains ne sont pas prévenus.
  1573. HENRI siffle.
  1574. En effet. (Un temps.) Eh bien, qu'en dis-tu ? L'avons-nous assez manqué, notre coup ?
  1575. JEAN
  1576. Nous recommencerons ailleurs.
  1577. HENRI
  1578. Toi, tu recommenceras.
  1579. Des pas dans le couloir.
  1580. CANORIS
  1581. Éloignez-vous de lui. Il ne faut pas qu'ils nous voient lui parler.
  1582. JEAN
  1583. Qu'est-ce que c'est ?
  1584. HENRI
  1585. C'est Sorbier qu'ils ramènent.
  1586. JEAN
  1587. Ah ! ils ont...
  1588. HENRI
  1589.  Oui. Ils ont commencé par lui.
  1590. Des miliciens entrent en soutenant Sorbier qui s'affaisse contre une malle. Les miliciens sortent.
  1591.  SCÈNE IV
  1592. LES MÊMES, plus SORBIER.
  1593. SORBIER, sans voir Jean. M'ont-ils gardé longtemps ?
  1594. HENRI
  1595. Une demi-heure.
  1596. SORBIER
  1597. Une demi-heure ? Tu avais raison, Canoris. Le temps passe vite. M'avez-vous entendu crier ? (Ils ne répondent pas.) Naturellement, vous m'avez entendu ?
  1598. FRANÇOIS
  1599. Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
  1600. SORBIER
  1601. Tu verras. Tu verras bien. Il ne faut pas être si pressé.
  1602. FRANÇOIS
  1603. Est-ce que c'est... très dur ?
  1604. SORBIER
  1605. Je ne sais pas. Mais voici ce que je peux t'apprendre ; ils m'ont demandé où était Jean et si je l'avais su je le leur aurais dit. (Il rit.) Vous voyez : je me connais à présent. (Ils se taisent.) Qu'y a-t-il ? (Il suit leur regard. Il voit Jean, collé contre le mur, les bras écartés.) Qui est là ? C'est Jean ?
  1606. HENRI, vivement.
  1607. Tais-toi. Ils le prennent pour un gars de Cimiers.
  1608. SORBIER
  1609. Pour un gars de Cimiers ? (Il soupire.) C'est bien ma veine.
  1610. HENRI, surpris. Qu'est-ce que tu dis ?
  1611. SORBIER
  1612. Je dis : c'est bien ma veine. A présent, j'ai quelque chose à leur cacher.
  1613. HENRI, presque joyeusement.
  1614.  C'est vrai. A présent, nous avons tous quelque chose à leur cacher.
  1615. SORBIER
  1616. Je voudrais qu'ils m'aient tué.
  1617. CANORIS
  1618. Sorbier ! Je te jure que tu ne parleras pas. Tu ne pourras pas parler.
  1619. SORBIER
  1620. Je te dis que je livrerais ma mère. (Un temps.) C'est injuste qu'une minute suffise à pourrir toute une vie.
  1621. CANORIS, doucement.
  1622. Il faut beaucoup plus d'une minute. Crois-tu qu'un moment de faiblesse puisse pourrir cette heure où tu as décidé de tout quitter pour venir avec
  1623. nous ? Et ces trois ans de courage et de patience ? Et le jour où tu as porté, malgré ta fatigue, le fusil et le sac du petit ?
  1624. SORBIER
  1625. Te casse pas la tête. A présent je sais. Je sais ce que je suis pour de vrai.
  1626. CANORIS
  1627. Pour de vrai ? Pourquoi serais-tu plus vrai aujourd'hui, quand ils te frappent, qu'hier quand tu refusais de boire pour donner ta part à Lucie ? Nous ne sommes pas faits pour vivre toujours aux limites de nous-mêmes. Dans les vallées aussi il y a des chemins.
  1628. SORBIER
  1629. Bon. Eh bien, si je mangeais le morceau, tout à l'heure, est-ce que tu pourrais encore me regarder dans les yeux ?
  1630. CANORIS
  1631. Tu ne mangeras pas le morceau.
  1632. SORBIER
  1633. Mais si je le faisais ? (Silence de Canoris.) Tu vois bien. (Un temps, il rit.) Il y a des types qui mourront dans leur lit, la conscience tranquille. Bons fils, bons époux, bons citoyens, bons pères... Ha ! ce sont des lâches comme moi et ils ne le sauront jamais. Ils ont de la chance. (Un temps.) Mais faites-moi taire ! Qu'attendez-vous pour me faire taire ?
  1634. HENRI
  1635. Sorbier, tu es le meilleur d'entre nous.
  1636. SORBIER
  1637. Ta gueule !
  1638.  Des pas dans le couloir. Ils se taisent. La porte s'ouvre.
  1639. LE MILICIEN
  1640. Le Grec, où est-il ?
  1641. CANORIS
  1642. C'est moi !
  1643. LE MILICIEN
  1644. Amène-toi.
  1645. Canoris sort avec le milicien.
  1646.  SCÈNE V
  1647. LES MÊMES, moins CANORIS.
  1648. JEAN
  1649. C'est pour moi qu'il va souffrir.
  1650. HENRI
  1651. Autant que ce soit pour toi. Sinon ce serait pour rien.
  1652. JEAN
  1653. Quand il reviendra, comment pourrai-je supporter son regard ? (A Lucie.) Dis-moi, est-ce que tu me hais ?
  1654. LUCIE
  1655. Ai-je l'air de te haïr ?
  1656. JEAN
  1657. Donne-moi ta main. (Elle lui tend ses deux mains enchaînées.) J'ai honte de n'avoir pas de menottes. Tu es là ! Je me disais : au moins tout est fini pour elle. Finie la peur, finies la faim et la douleur. Et tu es là ! Ils viendront te chercher et ils te ramèneront en te portant à moitié.
  1658. LUCIE
  1659. Il n'y aura dans mes yeux que de l'amour !
  1660. JEAN
  1661. Il faudra que j'entende tes cris.
  1662. LUCIE
  1663. J'essaierai de ne pas crier.
  1664. JEAN
  1665. Mais le gosse criera. Il criera, j'en suis sûr.
  1666. FRANÇOIS
  1667. Tais-toi ! Tais-toi ! Taisez-vous tous ! Est-ce que vous voulez me rendre fou ? Je ne suis pas un héros et je ne veux pas qu'on me martyrise à ta place !
  1668. LUCIE
  1669. François !
  1670.  FRANÇOIS
  1671. Fichez-moi la paix : je ne couche pas avec lui. (A Jean.) Moi, je te hais, si tu veux le savoir. Un temps.
  1672. JEAN
  1673. Tu as raison.
  1674. Il va vers la porte.
  1675. HENRI
  1676. Hé là ! Qu'est-ce que tu fais ?
  1677. JEAN
  1678. Je n'ai pas l'habitude d'envoyer mes gars se faire casser la gueule à ma place.
  1679. HENRI
  1680. Qui préviendra les copains ?
  1681. Jean s'arrête.
  1682. FRANÇOIS
  1683. Laisse-le faire ! S'il veut se dénoncer. Tu n'as pas le droit de l'en empêcher.
  1684. HENRI, à Jean, sans se soucier de François.
  1685. Ce sera du beau, quand ils s'amèneront par ici en croyant que nous tenons le village. (Jean revient sur ses pas, la tête basse. Il s'assoit.)
  1686. Donne-moi plutôt une cigarette. (Jean lui donne une cigarette.) Donnes-en une aussi au petit.
  1687. FRANÇOIS
  1688. Laisse-moi tranquille.
  1689. Il remonte vers le fond.
  1690. HENRI
  1691. Allume-la. (Jean la lui allume. Henri en tire deux bouffées puis a un ou deux sanglots nerveux.) Ne t'inquiète pas. J'aime fumer mais je ne savais pas que cela pouvait faire autant de plaisir. Combien t'en reste-t-il ?
  1692. JEAN
  1693. Une.
  1694.  HENRI, à Sorbier.
  1695. Tiens. (Sorbier prend la cigarette sans mol dire et tire quelques bouffées, puis il la rend. Henri se tourne vers Jean.) Je suis content que tu sois là. D'abord tu m'as donné une cigarette et puis tu seras notre témoin, c'est glacial. Tu iras voir les parents de Sorbier et tu écriras à la femme de Canoris.
  1696. LUCIE
  1697. Demain, tu descendras vers la ville ; tu emporteras dans tes yeux mon dernier visage vivant, tu seras le seul au monde à le connaître. Il ne faudra pas l'oublier. Moi, c'est toi. Si tu vis, je vivrai.
  1698. JEAN
  1699. L'oublier.
  1700. Il s'avance vers elle. On entend des pas.
  1701. HENRI
  1702. Reste où tu es et tais-toi : ils viennent. C'est mon tour, il faut que je me presse, sans quoi je n'aurais pas le temps de finir. Écoute ! si tu n'étais pas venu, nous aurions souffert comme des bêtes, sans savoir pourquoi. Mais tu es là, et tout ce qui va se passer à présent aura un sens. On va lutter. Pas pour toi seul, pour tous les copains. Nous avons manqué notre coup mais nous pourrons peut-être sauver la face. (Un temps.) Je croyais être tout à fait inutile, mais je vois maintenant qu'il y a quelque chose à quoi je suis nécessaire : avec un peu de chance, je pourrai peut- être me dire que je ne meurs pas pour rien.
  1703. La porte s'ouvre. Canoris paraît, soutenu par deux miliciens.
  1704. SORBIER
  1705. Il n'a pas crié, lui.
  1706. RIDEAU
  1707.  DEUXIÈME TABLEAU
  1708. Une salle d'école. Bancs et pupitres. Murs crépis en blanc. Au mur du fond, carte d'Afrique et portrait de Pétain. Un tableau noir. A gauche une fenêtre. Au fond une porte. Poste de radio sur une tablette, près de la fenêtre.
  1709. SCÈNE I
  1710. CLOCHET, PELLERIN, LANDRIEU. CLOCHET
  1711. On passe au suivant ?
  1712. LANDRIEU
  1713. Une minute. Qu'on prenne le temps de bouffer.
  1714. CLOCHET
  1715. Bouffez si vous voulez. Je pourrais peut-être en interroger un pendant ce temps-là.
  1716. LANDRIEU
  1717. Non, ça te ferait trop plaisir. Tu n'as donc pas faim ?
  1718. CLOCHET
  1719. Non.
  1720. LANDRIEU, à Pellerin.
  1721. Clochet qui n'a pas faim ! (A Clochet.) Il faut que tu sois malade ?
  1722. CLOCHET
  1723. Je n'ai pas faim quand je travaille.
  1724. Il va à la radio el tourne le bouton.
  1725. PELLERIN
  1726. Ne nous casse pas la tête.
  1727. CLOCHET grommelle, on entend. ... n'aiment pas la musique !
  1728. PELLERIN
  1729. Tudis?
  1730.  CLOCHET
  1731. Je dis que je suis toujours surpris quand je vois des gens qui n'aiment pas la musique.
  1732. PELLERIN
  1733. J'aime peut-être la musique. Mais pas celle-ci et pas ici.
  1734. CLOCHET
  1735. Ah oui ? Moi, du moment que ça chante... (Avec regret.) On l'aurait fait jouer tout doucement... PELLERIN
  1736. Non...
  1737. CLOCHET
  1738. Vous êtes des brutes. (Un temps.) On l'envoie chercher ?
  1739. LANDRIEU
  1740. Mais lâche-nous, bon Dieu ! Il y en a trois à faire passer, c'est un coup de dix heures du soir. Je m'énerve, moi, quand je travaille le ventre vide.
  1741. CLOCHET
  1742. D'abord il n'en reste que deux, puisqu'on garde le petit pour demain. Et puis, avec un peu d'organisation, on pourrait les liquider en deux heures. (Un temps.) Ce soir Radio-Toulouse donne La Tosca.
  1743. LANDRIEU
  1744. Je m'en fous. Descends voir ce qu'ils ont trouvé à bouffer.
  1745. CLOCHET
  1746. Je le sais : des poulets.
  1747. LANDRIEU
  1748. Encore ! J'en ai marre. Va me chercher une boîte de singe.
  1749. CLOCHET, à Pellerin. Et toi ?
  1750. PELLERIN
  1751.  Du singe aussi.
  1752. LANDRIEU
  1753. Et puis tu nous enverras quelqu'un pour laver ça.
  1754. CLOCHET
  1755. Quoi ?
  1756. LANDRIEU
  1757. Ça ! C'est là que le Grec a saigné ! C'est moche.
  1758. CLOCHET
  1759. Il ne faut pas laver le sang. Cela peut impressionner les autres.
  1760. LANDRIEU
  1761. Je ne mangerai pas tant qu'il y aura cette cochonnerie sur le plancher. (Un temps.) Qu'attends-tu ?
  1762. CLOCHET
  1763. Il ne faut pas laver ce sang.
  1764. LANDRIEU
  1765. Qui est-ce qui commande ?
  1766. Clochet hausse les épaules et sort.
  1767.  SCÈNE II
  1768. LANDRIEU, PELLERIN. PELLERIN
  1769. Ne le charrie pas trop.
  1770. LANDRIEU
  1771. Je vais me gêner.
  1772. PELLERIN
  1773. Ce que je t'en dis... Il a un cousin auprès de Darnand. Il lui envoie des rapports. Je crois que c'est lui qui a fait virer Daubin.
  1774. LANDRIEU
  1775. La sale punaise ! S'il veut me faire virer, il faudra qu'il se presse, parce que j'ai dans l'idée que Darnand passera à la casserole avant moi.
  1776. PELLERIN
  1777. Peut se faire.
  1778. Il soupire et va machinalement à la radio.
  1779. LANDRIEU
  1780. Ah non ! Pas toi.
  1781. PELLERIN
  1782. C'est pour les nouvelles.
  1783. LANDRIEU, ricanant.
  1784. Je crois que je les connais, les nouvelles. Pellerin manœuvre les boutons de la radio.
  1785. VOIX DU SPEAKER
  1786. Au quatrième top il sera exactement huit heures. (Tops. Ils règlent leurs montres.) Chers auditeurs, dans quelques instants, vous entendrez notre concert du dimanche.
  1787. LANDRIEU, soupirant.
  1788. C'est vrai que nous sommes dimanche. (Premières mesures d'un morceau de musique.) Tords-lui le cou.
  1789. PELLERIN
  1790.  Le dimanche, je prenais ma bagnole, je ramassais une poule à Montmartre et je filais au Touquet.
  1791. LANDRIEU Quand cela ?
  1792. PELLERIN
  1793. Oh ! Avant la guerre.
  1794. VOIX DU SPEAKER
  1795. J'ai trouvé des clous dans le jardin du presbytère. Nous répétons : j'ai trouvé...
  1796. LANDRIEU
  1797. Vos gueules, fumiers !
  1798. Il prend une boîte de conserves et la lance dans la direction de l'appareil.
  1799. PELLERIN
  1800. Tu es fou ? Tu vas casser la radio.
  1801. LANDRIEU
  1802. Je m'en fous. Je neveux pas entendre ces fumiers-là.
  1803. Pellerin tourne les boutons.
  1804. VOIX DU SPEAKER
  1805. Les troupes allemandes tiennent solidement à Cherbourg et à Caen. Dans le secteur de Saint-Lô, elles n'ont pu enrayer une légère avance de l'ennemi.
  1806. LANDRIEU
  1807. Compris. Ferme-la. (Un temps.) Qu'est-ce que tu feras, toi ? Où iras-tu ?
  1808. PELLERIN
  1809. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? C'est cuit !
  1810. LANDRIEU
  1811. Oui. Les salauds !
  1812. PELLERIN Qui ça ?
  1813.  LANDRIEU
  1814. Tous. Les Allemands aussi. Ils se valent tous. (Un temps.) Si c'était à refaire...
  1815. PELLERIN
  1816. Moi, je crois que je ne regrette rien. J'ai bien rigolé. Du moins jusqu'à ces derniers temps.
  1817. Clochet rentre, apportant les boîtes de conserves.
  1818.  SCÈNE III
  1819. LES MÊMES, CLOCHET, puis un MILICIEN.
  1820. LANDRIEU
  1821. Dis donc, Clochet, les Anglais ont débarqué à Nice.
  1822. CLOCHET
  1823. A Nice ?
  1824. LANDRIEU
  1825. Ils n'ont pas rencontré de résistance. Ils marchent sur Puget-Téniers.
  1826. Clochet se laisse tomber sur un banc.
  1827. CLOCHET
  1828. Sainte Vierge !
  1829. Pellerin et Landrieu se mettent à rire.
  1830. C'est de la blague ? Vous ne devriez pas faire de ces plaisanteries-là !
  1831. LANDRIEU
  1832. Ça va. Tu mettras ça ce soir dans ton rapport. (Le milicien entre.) Nettoyez-moi ça. (A Pellerin.) Tu viens manger ? Pellerin s'approche, prend la boite de singe, la regarde, puis la repose.
  1833. PELLERIN, il bâille.
  1834. Je me sens toujours drôle avant de commencer. (Il bâille.) Je ne suis pas assez méchant ; je m'irrite seulement quand ils s'entêtent. Qu'est-ce
  1835. que c'est, le type qu'on interroge ?
  1836. CLOCHET
  1837. Un grand, de trente ans, solide. Il y aura du sport.
  1838. LANDRIEU
  1839. Qu'il ne nous fasse pas le coup du Grec.
  1840. PELLERIN
  1841. Bah ! Le Grec, c'était une brute.
  1842. LANDRIEU
  1843. N'empêche. Ça la fout mal quand ils ne parlent pas. (Il bâille.) Tu me fais bâiller. – (Un temps. Landrieu regarde le fond de sa boîte de singe sans parler, puis tout d'un coup au milicien.) Eh bien, va le chercher.
  1844.  Le milicien sort. Silence. Clochet sifflote. Pellerin va à la fenêtre el l'ouvre toute grande.
  1845. CLOCHET
  1846. N'ouvre pas la fenêtre. Il commence à faire frais.
  1847. PELLERIN
  1848. Quelle fenêtre ? Ah oui... (Il rit.) Je l'ai ouverte sans y penser. Il va pour la refermer.
  1849. LANDRIEU
  1850. Laisse. Ça cogne ici, j'ai besoin d'air.
  1851. CLOCHET
  1852. Comme vous voudrez.
  1853. Entrent Henri et trois miliciens.
  1854. LANDRIEU
  1855. Asseyez-le. Otez-lui les menottes. Attachez ses mains aux bras du fauteuil. (Les miliciens l'attachent.) Ton nom ?
  1856. HENRI
  1857. Henri.
  1858. LANDRIEU
  1859. Henri comment ?
  1860. HENRI
  1861. Henri.
  1862. Landrieu fait un signe. Les miliciens frappent Henri.
  1863. LANDRIEU
  1864. Alors ? Comment t'appelles-tu ?
  1865. HENRI
  1866. Je m'appelle Henri, c'est tout.
  1867.  Ils le frappent.
  1868. LANDRIEU
  1869. Arrêtez, vous allez l'abrutir. Ton âge ?
  1870. HENRI
  1871. Vingt-neuf ans.
  1872. LANDRIEU
  1873. Profession ?
  1874. HENRI
  1875. Avant la guerre, je faisais ma médecine.
  1876. PELLERIN
  1877. Tu as de l'instruction, salaud. (Aux miliciens.) Tapez dessus.
  1878. LANDRIEU
  1879. Ne perdons pas de temps.
  1880. PELLERIN
  1881. Sa médecine ! Mais tapez donc !
  1882. LANDRIEU
  1883. Pellerin ! (A Henri.) Où est ton chef ?
  1884. HENRI
  1885. Je ne sais pas.
  1886. LANDRIEU
  1887. Bien sûr. Non, ne le frappez pas. Tu fumes ? Passez-lui cette cigarette : Attendez. (Il la met dans sa propre bouche, l'allume et la lui tend. Un milicien la plante dans la bouche d'Henri.) Fume. Qu'est-ce que tu espères ? Tu ne nous épateras pas. Allons, Henri ne crâne pas : personne ne te voit. Ménage ton temps et le nôtre : il ne te reste pas tellement d'heures à vivre.
  1888. HENRI
  1889.  Ni à vous.
  1890. LANDRIEU
  1891. Pour nous, ça se compte en mois : nous t'enterrerons. Fume. Et réfléchis. Puisque tu es instruit, montre-toi réaliste. Si ce n'est pas toi qui parles, ce sera ta copine ou le môme.
  1892. HENRI
  1893. C'est leur affaire.
  1894. LANDRIEU
  1895. Où est ton chef ?
  1896. HENRI
  1897. Essayez de me le faire dire.
  1898. LANDRIEU
  1899. Tu préfères ? Ote-lui sa cigarette. Clochet, arrange-le.
  1900. CLOCHET
  1901. Mettez les bâtons dans les cordes. (Les miliciens glissent deux bâtons dans les cordes qui serrent les poignets d'Henri.) Parfait. On les tournera jusqu'à ce que tu parles.
  1902. HENRI
  1903. Je ne parlerai pas.
  1904. CLOCHET
  1905. Pas tout de suite : tu crieras d'abord.
  1906. HENRI
  1907. Essaie de me faire crier.
  1908. CLOCHET
  1909. Tu n'es pas humble. Il faut être humble. Si tu tombes de trop haut tu te casses. Tournez. Lentement. Alors ? Rien ? Non. Tournez, tournez. Attendez : il commence à souffrir. Alors ? Non ? Bien sûr : la douleur n'existe pas pour un type qui a ton instruction. L'ennui, c'est qu'on la voit sur ta figure. (Doucement.) Tu sues. J'ai mal pour toi. (Il lui essuie le visage avec son mouchoir.) Tournez. Criera, criera pas ? Tu remues. Tu peux t'empêcher de crier, mais pas de remuer la tête. Comme tu as mal. (Il passe le doigt sur les joues d'Henri.) Comme tes mâchoires sont serrées : tu as donc peur ? « Si je pouvais tenir un moment, rien qu'un petit moment... » Mais après ce moment-là il en viendra un autre et puis encore un autre, jusqu'à ce que tu penses que la souffrance est trop forte et qu'il vaut mieux te mépriser. (Il lui prend la tête dans ses mains.) Ces yeux ne me voient déjà plus. Qu'est-ce qu'ils voient ? (Doucement.) Tu es beau. Tournez. (Un temps. Triomphalement.) Tu vas crier, Henri,
  1910.  tu vas crier. Je vois le cri qui gonfle ton cou ; il monte à tes lèvres. Encore un petit effort. Tournez. (Henri crie.) Ha ! (Un temps.) Comme tu dois avoir honte. Tournez. Ne vous arrêtez pas. (Henri crie.) Tu vois ; il n'y a que le premier cri qui coûte. A présent, tout doucement, tout naturellement, tu vas parler.
  1911. HENRI
  1912. Vous n'aurez de moi que des cris.
  1913. CLOCHET
  1914. Non, Henri, non. Tu n'as plus le droit de faire le fier. « Essaie de me faire crier ! » Tu as vu ; ça n'a pas traîné. Où est ton chef ? Sois humble, Henri, tout à fait humble. Dis-nous où il est. Eh bien, qu'attends-tu ? Crie ou parle. Tournez. Mais tournez, bon Dieu, cassez-lui les poignets. Arrêtez : il est tombé dans les pommes. (Il va chercher une bouteille d'alcool et un verre. Il fait boire Henri avec douceur.) Bois, pauvre martyr. Tu te sens mieux ? Eh bien, nous allons commencer. Allez chercher les appareils.
  1915. LANDRIEU
  1916. Non!
  1917. CLOCHET
  1918. Quoi ?
  1919. Landrieu se passe la main sur le front.
  1920. LANDRIEU
  1921. Emmenez-le à côté. Vous le travaillerez là-bas.
  1922. CLOCHET
  1923. Nous serons à l'étroit.
  1924. LANDRIEU
  1925. C'est moi qui commande, Clochet. Voilà deux fois que je te le fais remarquer.
  1926. CLOCHET
  1927. Mais...
  1928. LANDRIEU, criant.
  1929. Est-ce que tu veux que je te foute mon poing dans la gueule ?
  1930. CLOCHET
  1931. Bon, bon, emmenez-le.
  1932. Les miliciens détachent Henri et l'emportent. Clochet les suit.
  1933.  SCÈNE IV
  1934. PELLERIN, LANDRIEU. PELLERIN
  1935. Tuviens?
  1936. LANDRIEU
  1937. Non. Clochet m'écœure.
  1938. PELLERIN
  1939. Il cause trop. (Un temps.) Sa médecine ! Le salaud. J'ai quitté le lycée à treize ans, moi, il fallait que je gagne ma vie. Je n'ai pas eu la chance d'avoir des parents riches pour me payer mes études.
  1940. LANDRIEU
  1941. J'espère qu'il parlera.
  1942. PELLERIN
  1943. Nom de Dieu, oui ; il parlera !
  1944. LANDRIEU
  1945. Ça la fout mal, un type qui ne parle pas.
  1946. Henri crie. Landrieu va à la porte et la ferme. Nouveaux cris, qu'on entend distinctement à travers la porte. Landrieu va au poste de radio et tourne le bouton.
  1947. PELLERIN, stupéfait. Toi aussi, Landrieu ?
  1948. LANDRIEU
  1949. Ce sont ces cris. Il faut avoir les nerfs solides.
  1950. PELLERIN
  1951. Qu'il crie ! C'est un salaud, un sale intellectuel. (Musique aiguë.) Moins fort. Tu m'empêches d'entendre. LANDRIEU
  1952. Va les rejoindre. (Pellerin hésite, puis sort.) Il faut qu'il parle. C'est un lâche, il faut que ce soit un lâche. Musique et cris. Les cris cessent. Un temps. Pellerin revient, pâle.
  1953. PELLERIN
  1954.  Arrête la musique.
  1955. Landrieu tourne le bouton.
  1956. LANDRIEU Alors ?
  1957. PELLERIN
  1958. Ils le tueront sans qu'il parle.
  1959. LANDRIEU va à la porte. Arrêtez. Ramenez-le ici.
  1960.  SCÈNE V
  1961. LES MÊMES, CLOCHET, LES MILICIENS, HENRI.
  1962. PELLERIN va à Henri.
  1963. Ce n'est pas fini. On remettra ça, n'aie pas peur. Baisse les yeux. Je te dis de baisser les yeux. (Il le frappe.) Salaud !
  1964. CLOCHET, s'approchant.
  1965. Tends la main, je vais te remettre les menottes. (Il lui met les menottes, très doucement.) Ça fait mal, hein ? Ça fait très mal ? Pauvre petit gars.
  1966. (Il lui caresse les cheveux.) Allons, ne sois pas si fier : tu as crié, tu as crié tout de même. Demain tu parleras. Les miliciens emmènent Henri sur un geste de Landrieu.
  1967.  SCÈNE VI
  1968. LES MÊMES, moins HENRI et les MILICIENS.
  1969. PELLERIN
  1970. Le salaud !
  1971. LANDRIEU
  1972. Ça la fout mal.
  1973. CLOCHET
  1974. Quoi ?
  1975. LANDRIEU
  1976. Ça la fout mal, un type qui ne parle pas.
  1977. CLOCHET
  1978. Il avait crié pourtant. Il avait crié...
  1979. Il hausse les épaules.
  1980. PELLERIN
  1981. Amenez la fille.
  1982. LANDRIEU
  1983. La fille... Si elle ne parle pas...
  1984. PELLERIN
  1985. Eh bien...
  1986. LANDRIEU
  1987. Rien. (Avec une violence subite.) Il faut qu'il y en ait un qui parle.
  1988. CLOCHET
  1989. C'est le blond qu'il faut faire redescendre. Il est à point.
  1990. LANDRIEU
  1991. Le blond ?
  1992.  CLOCHET
  1993. Sorbier. C'est un lâche.
  1994. LANDRIEU
  1995. Un lâche ? Va le chercher.
  1996. Clochet sort.
  1997.  SCÈNE VII
  1998. PELLERIN, LANDRIEU. PELLERIN
  1999. Ce sont tous des lâches. Seulement il y en a qui sont butés.
  2000. LANDRIEU
  2001. Pellerin ? Qu'est-ce que tu ferais si on t'arrachait les ongles ?
  2002. PELLERIN
  2003. Les Anglais n'arrachent pas les ongles.
  2004. LANDRIEU
  2005. Mais les maquisards ?
  2006. PELLERIN
  2007. On ne nous arrachera pas les ongles.
  2008. LANDRIEU Pourquoi ?
  2009. PELLERIN
  2010. A nous, ces choses-là ne peuvent pas arriver.
  2011. Rentre Clochet, précédant Sorbier.
  2012. CLOCHET
  2013. Laisse-moi l'interroger.
  2014.  SCÈNE VIII
  2015. LES MÊMES, CLOCHET, puis SORBIER, accompagné de MILICIENS.
  2016. CLOCHET
  2017. Otez ses menottes. Attachez ses bras au fauteuil. (Il va vers Sorbier.) Eh oui, te voilà. Te voilà de nouveau sur ce fauteuil. Et nous sommes là. Sais-tu pourquoi nous t'avons fait redescendre ?
  2018. SORBIER
  2019. Non.
  2020. CLOCHET
  2021. Parce que tu es lâche et que tu vas manger le morceau. Tu n'es pas un lâche ?
  2022. SORBIER
  2023. Si.
  2024. CLOCHET
  2025. Tu vois, tu vois bien... Je l'ai lu dans tes yeux. Montre-les, ces yeux grands ouverts...
  2026. SORBIER
  2027. Tu auras les mêmes quand on te pendra.
  2028. CLOCHET
  2029. Ne crâne pas, ça te va mal.
  2030. SORBIER
  2031. Les mêmes ; on est frères. Je t'attire, hein ? Ce n'est pas moi que tu tortures. C'est toi.
  2032. CLOCHET, brusquement. Tuesjuif?
  2033. SORBIER, étonné. Moi ? Non.
  2034. CLOCHET
  2035. Je te jure que tu es juif. (Il fait un signe aux miliciens qui frappent Sorbier.) Tu n'es pas juif ?
  2036. SORBIER
  2037. Si. Je suis juif.
  2038.  CLOCHET
  2039. Bon. Alors, écoute ! Les ongles d'abord. Ça te donnera le temps de réfléchir ! Nous ne sommes pas pressés, nous avons la nuit ! Parleras-tu ?
  2040. SORBIER
  2041. Quelle ordure !
  2042. CLOCHET
  2043. Qu'est-ce que tu dis ?
  2044. SORBIER
  2045. Je dis : quelle ordure. Toi et moi, nous sommes des ordures.
  2046. CLOCHET, aux miliciens. Prenez la pince et commencez.
  2047. SORBIER
  2048. Laissez-moi ! Laissez-moi ! Je vais parler. Je vous dirai tout ce que vous voudrez.
  2049. CLOCHET, aux miliciens.
  2050. Tirez-lui un peu sur l'ongle tout de même, pour lui montrer que c'est sérieux. (Sorbier gémit.) Bon. Où est ton chef ?
  2051. SORBIER
  2052. Détachez-moi, je ne peux plus rester sur ce fauteuil. Je ne peux plus : Je ne peux plus ! (Signe de Landrieu. Les miliciens le détachent. Il se lève en chancelant et va vers la table.) Une cigarette.
  2053. LANDRIEU
  2054. Après.
  2055. SORBIER
  2056. Qu'est-ce que vous voulez savoir ? Où est le chef ? Je le sais. Les autres ne le savent pas ; moi, je le sais. J'étais dans ses confidences. Il est... (Désignant brusquement un point derrière eux.)... là ! (Tout le monde se retourne. Il bondit à la fenêtre et saute sur l'entablement.) J'ai gagné ! N'approchez pas ou je saute. J'ai gagné ! J'ai gagné !
  2057. CLOCHET
  2058. Ne fais pas l'idiot. Si tu parles, on te libère.
  2059.  SORBIER
  2060. Des clous ! (Criant.) Hé, là-haut ! Henri, Canoris, je n'ai pas parlé ! (Les miliciens se jettent sur lui. Il saute dans le vide.) Bonsoir !
  2061.  SCÈNE IX
  2062. CLOCHET, LANDRIEU, PELLERIN, LES MILICIENS. PELLERIN
  2063. Le salaud ! Le sale couard !
  2064. Ils se penchent à la fenêtre.
  2065. LANDRIEU, aux miliciens.
  2066. Descendez. S'il est vivant, rapportez-le. On le travaillera à chaud, jusqu'à ce qu'il nous claque entre les mains. Les miliciens sortent. Un temps.
  2067. CLOCHET
  2068. Je vous avais dit de fermer la fenêtre.
  2069. Landrieu va à lui et lui donne un coup de poing en pleine figure.
  2070. LANDRIEU
  2071. Tu mettras ça dans ton rapport.
  2072. Un temps. Clochet a pris son mouchoir et s'essuie la bouche. Les miliciens reviennent.
  2073. UN MILICIEN
  2074. Crevé!
  2075. LANDRIEU
  2076. La salope ! (Aux miliciens.) Allez me chercher la fille. (Les miliciens sortent.) Ils parleront, nom de Dieu ! Ils parleront !
  2077. RIDEAU
  2078.  TROISIÈME TABLEAU
  2079. Le grenier. François, Canoris, Henri, assis par terre les uns contre les autres. Ils forment un groupe serré et clos. Ils parlent entre eux, à mi- voix. Jean tourne autour d'eux d'un air malheureux. De temps en temps il a un mouvement comme pour se mêler à la conversation et puis il se reprend et continue sa marche.
  2080. SCÈNE I
  2081. FRANÇOIS, HENRI, CANORIS, JEAN. CANORIS
  2082. Pendant qu'ils m'attachaient les bras, je les regardais. Un type est venu et m'a frappé. Je l'ai regardé et j'ai pensé : j'ai vu cette tête-là quelque part. Après ça, ils se sont mis à cogner et moi j'essayais de me rappeler.
  2083. HENRI
  2084. Lequel est-ce ?
  2085. CANORIS
  2086. Le grand qui est si communicatif. Je l'ai vu à Grenoble. Tu connais Chasières, le pâtissier de la rue Longue ? Il vend ses cornets à la crème dans son arrière-boutique. Tous les dimanches matin, le type sortait de là ; il portait un paquet de gâteaux par une ficelle rose. Je l'avais repéré à cause de sa sale gueule. Je croyais qu'il était de la police.
  2087. HENRI
  2088. Tu aurais pu me le dire plus tôt.
  2089. CANORIS
  2090. Qu'il était de la police ?
  2091. HENRI
  2092. Que Chasières vendait des cornets à la crème. A toi aussi il a fait des boniments ?
  2093. CANORIS
  2094. Je veux. Il s'était penché sur moi et me soufflait sur la figure.
  2095. JEAN, brusquement.
  2096. Qu'est-ce qu'il disait ?
  2097. Ils se retournent sur lui et le regardent avec surprise.
  2098. HENRI
  2099. Rien. Des salades. JEAN
  2100.  Je n'aurais pas pu le supporter.
  2101. HENRI
  2102. Pourquoi ? Ça distrait.
  2103. JEAN
  2104. Ah ! Ah ! oui ? Évidemment, je ne me rends pas bien compte.
  2105. Un silence. Henri se tourne vers Canoris.
  2106. HENRI
  2107. Qu'est-ce que tu crois qu'ils font, dans le civil ?
  2108. CANORIS
  2109. Le gros qui prend des notes pourrait être dentiste.
  2110. HENRI
  2111. Pas mal. Dis donc : heureusement qu'il n'a pas apporté sa roulette.
  2112. Ils rient.
  2113. JEAN, avec violence.
  2114. Ne riez pas. (Ils cessent de rire et regardent Jean.) Je sais : vous pouvez rire, vous. Vous avez le droit de rire. Et puis, je n'ai plus d'ordres à vous
  2115. donner. (Un temps.) Si vous m'aviez dit qu'un jour vous m'intimideriez... (Un temps.) Mais comment pouvez-vous être gais ?
  2116. HENRI
  2117. On s'arrange.
  2118. JEAN
  2119. Bien sûr. Et vous souffrez pour votre compte. C'est ça qui donne une bonne conscience. J'ai été marié ; je ne vous l'ai pas dit. Ma femme est morte en couches. Je me promenais dans le vestibule de la clinique et je savais qu'elle allait mourir. C'est pareil, tout est pareil ! J'aurais voulu l'aider, je ne pouvais pas. Je marchais, je tendais l'oreille pour entendre ses cris. Elle ne criait pas. Elle avait le beau rôle. Vous aussi.
  2120. HENRI
  2121. Ce n'est pas notre faute.
  2122. JEAN
  2123. Ni la mienne. Je voudrais pouvoir vous aider.
  2124. CANORIS
  2125.  Tu ne peux pas.
  2126. JEAN
  2127. Je le sais. (Un temps.) Voilà deux heures qu'ils l'ont emmenée. Ils ne vous ont pas gardés si longtemps. HENRI
  2128. C'est une femme. Avec les femmes, ils s'amusent.
  2129. JEAN, avec éclat.
  2130. Je reviendrai. Dans huit jours, dans un mois, je reviendrai. Je les ferai châtrer par mes hommes.
  2131. HENRI
  2132. Tu as de la chance de pouvoir encore les haïr.
  2133. JEAN
  2134. Est-ce une chance ? Et puis je les hais surtout pour me distraire.
  2135. Il marche un moment, puis, pris d'une idée, traîne un vieux fourneau sous la lucarne.
  2136. CANORIS
  2137. Tu es fatigant. Qu'est-ce que tu fais ?
  2138. JEAN
  2139. Je veux le revoir avant que la nuit tombe.
  2140. HENRI Qui ?
  2141. JEAN
  2142. Sorbier.
  2143. HENRI, avec indifférence.
  2144. Ah!
  2145. Jean monte sur le fourneau et regarde par la lucarne.
  2146. JEAN
  2147. Il est toujours là. Ils le laisseront pourrir là. Voulez-vous monter ? Je vous aiderai.
  2148. CANORIS
  2149. Pour quoi faire ?
  2150.  JEAN
  2151. Oui. Pour quoi faire ? Les morts, vous me les laissez.
  2152. FRANÇOIS
  2153. Moi je veux voir.
  2154. HENRI
  2155. Je ne te le conseille pas.
  2156. FRANÇOIS, à Jean.
  2157. Aide-moi. (Jean aide François à monter. Il regarde à son tour par la lucarne.) Il a... il a le crâne défoncé. Il redescend et va s'accroupir dans un coin, tout tremblant.
  2158. HENRI, à Jean. C'est malin.
  2159. JEAN
  2160. Eh bien quoi ? Vous êtes si durs ; je pensais que vous pourriez supporter la vue d'un cadavre.
  2161. HENRI
  2162. Moi peut-être, pas le petit. (A François.) Les oraisons funèbres, c'est Jean que ça regarde. Tu n'as pas à prendre ce mort en charge. Il a fini : le silence sur lui. Toi, tu as encore un bout de chemin à faire. Occupe-toi de toi.
  2163. FRANÇOIS
  2164. J'aurai cette tête écrasée, et ces yeux...
  2165. HENRI
  2166. Ça ne te regarde plus : tu seras pas là pour te voir.
  2167. Un temps. Jean se promène de long en large puis revient se planter devant Canoris et Henri.
  2168. JEAN
  2169. Est-ce qu'il faudra qu'on m'arrache les ongles pour que je redevienne votre copain ?
  2170. CANORIS
  2171. Tu es toujours notre copain.
  2172. JEAN
  2173.  Tu sais bien que non. (Un temps.) Qui vous dit que je n'aurais pas tenu le coup ! (A Henri.) Peut-être que je n'aurais pas crié, moi ?
  2174. HENRI Après ?
  2175. JEAN
  2176. Pardonnez-moi. Je n'ai pas le droit de me taire.
  2177. HENRI
  2178. Jean !... Viens t'asseoir près de nous. (Jean hésite et s'assied.) Tu serais comme nous si tu étais à notre place. Mais nous n'avons pas les mêmes soucis. (Jean se relève brusquement.) Qu'est-ce qu'il y a ?
  2179. JEAN
  2180. Tant qu'ils ne l'auront pas ramenée, je ne pourrai pas tenir en place. HENRI
  2181. Tu vois bien ; tu remues, tu t'agites : tu es trop vivant.
  2182. JEAN
  2183. Je suis resté six mois sans lui dire que je l'aimais ; la nuit quand je la prenais dans mes bras, j'éteignais la lumière. A présent elle est nue au milieu d'eux et ils promènent leurs mains sur son corps.
  2184. HENRI
  2185. Qu'est-ce que ça peut faire ? L'important c'est de gagner.
  2186. JEAN
  2187. Gagner quoi ?
  2188. HENRI
  2189. Gagner. Il y a deux équipes : l'une qui veut faire parler l'autre. (Il rit.) C'est idiot. Mais c'est tout ce qui nous reste. Si nous parlons, nous avons tout perdu. Ils ont marqué des points parce que j'ai crié, mais dans l'ensemble nous ne sommes pas mal placés.
  2190. JEAN
  2191. Gagnez, perdez, je m'en fous ! C'est pour rire. Elle a honte pour de vrai ; c'est pour de vrai qu'elle souffre.
  2192. HENRI
  2193. Et après ? J'ai bien eu honte, moi, quand ils m'ont fait crier. Mais ça ne dure pas. Si elle se tait, leurs mains ne pourront pas la marquer. Ce sont de pauvres types, tu sais.
  2194. JEAN
  2195.  Ce sont des hommes et elle est dans leurs bras.
  2196. HENRI
  2197. Ça va. Si tu veux savoir, je l'aime aussi, moi.
  2198. JEAN Toi ?
  2199. HENRI
  2200. Pourquoi pas ? Et je n'avais pas tellement envie de rire le soir quand vous montiez l'escalier tous les deux ; les lumières, tiens, je me suis souvent demandé si tu les éteignais.
  2201. JEAN
  2202. Toi, tu l'aimes ? Et tu peux rester tranquillement assis ?
  2203. HENRI
  2204. Sa souffrance nous rapproche. Le plaisir que tu lui donnais nous séparait davantage. Aujourd'hui je suis plus près d'elle que toi.
  2205. JEAN
  2206. Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Elle pense à moi pendant qu'ils la torturent. Elle ne pense qu'à moi. C'est pour ne pas me livrer qu'elle endure les souffrances et la honte.
  2207. HENRI
  2208. Non, c'est pour gagner.
  2209. JEAN
  2210. Tu mens ! (Un temps.) Elle a dit : quand je reviendrai, il n'y aura dans mes yeux que de l'amour. Bruit de pas dans le couloir.
  2211. HENRI
  2212. Elle revient. Tu pourras lire dans ses yeux.
  2213. La porte s'ouvre : Henri se lève.
  2214.  SCÈNE II
  2215. LES MÊMES, LUCIE.
  2216. Jean et Henri la regardent en silence. Elle passe toute droite, sans les regarder et va s'asseoir sur le devant de la scène. Un temps.
  2217. LUCIE
  2218. François ! (François vient près d'elle et s'assied contre ses genoux.) Ne me touche pas. Donne-moi le manteau de Sorbier. (François ramasse le manteau.) Mets-le sur mes épaules.
  2219. Elle s'enveloppe étroitement.
  2220. FRANÇOIS
  2221. Tu as froid ?
  2222. LUCIE
  2223. Non. (Un temps.) Qu'est-ce qu'ils font ? Ils me regardent ? Pourquoi ne parlent-ils pas entre eux ?
  2224. JEAN, s'approchant par-derrière. Lucie !
  2225. CANORIS Laisse-là !
  2226. JEAN Lucie !
  2227. LUCIE, doucement. Qu'est-ce que tu veux ?
  2228. JEAN
  2229. Tu m'avais promis qu'il n'y aurait que de l'amour dans tes yeux.
  2230. LUCIE
  2231. De l'amour ?
  2232. Elle hausse les épaules tristement.
  2233. CANORIS, qui s'est levé.
  2234. Laisse ; tu lui parleras tout à l'heure.
  2235. JEAN, violemment.
  2236.  Fous-moi la paix. Elle est à moi. Vous m'avez lâché, vous autres, et je n'ai rien à dire ; mais vous ne me la prendrez pas. (A Lucie.) Parle-moi. Tu n'es pas comme eux ? Ce n'est pas possible que tu sois comme eux. Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-ce que tu m'en veux ?
  2237. LUCIE
  2238. Je ne t'en veux pas.
  2239. JEAN
  2240. Ma douce Lucie.
  2241. LUCIE
  2242. Je ne serai plus jamais douce, Jean.
  2243. JEAN
  2244. Tu ne m'aimes plus.
  2245. LUCIE
  2246. Je ne sais pas. (Il fait un pas vers elle.) Je t'en prie, ne me touche pas. (Avec effort.) Je pense que je dois t'aimer encore. Mais je ne sens plus mon amour. (Avec fatigue.) Je ne sens plus rien du tout.
  2247. CANORIS, à Jean. Viens donc.
  2248. Il l'entraîne et l'oblige à s'asseoir près de lui.
  2249. LUCIE, comme à elle-même.
  2250. Tout ceci n'a pas grande importance. (A François.) Que font-ils ?
  2251. FRANÇOIS
  2252. Ils se sont assis. Ils se tournent le dos.
  2253. LUCIE
  2254. Bien. (Un temps.) Dis-leur que je n'ai pas parlé.
  2255. CANORIS
  2256. Nous le savons, Lucie.
  2257. LUCIE
  2258. Bien.
  2259.  Long silence, puis bruit de pas dans le couloir.
  2260. François se dresse en criant.
  2261. Qu'est-ce que tu as ? Ah ! oui, c'est ton tour. Défends-toi bien : il faut qu'ils aient honte.
  2262. Les pas se rapprochent, puis s'éloignent. FRANÇOIS s'abat sur les genoux de Lucie.
  2263. Je ne peux plus le supporter ! Je ne peux plus le supporter !
  2264. LUCIE
  2265. Regarde-moi ! (Elle lui soulève la tête.) Comme tu as peur ! Tu ne vas pas parler ! Réponds !
  2266. FRANÇOIS
  2267. Je ne sais plus. Il me restait un peu de courage, mais il n'aurait pas fallu que je te revoie. Tu es là, avec tes cheveux défaits, ta blouse déchirée et je sais qu'ils t'ont prise dans leurs bras.
  2268. LUCIE, avec violence.
  2269. Ils ne m'ont pas touchée. Personne ne m'a touchée. J'étais de pierre et je n'ai pas senti leurs mains. Je les regardais de face et je pensais : il ne se passe rien. (Avec passion.) Il ne s'est rien passé. A la fin je leur faisais peur. (Un temps.) François, si tu parles, ils m'auront violée pour de bon. Ils diront : « Nous avons fini par les avoir ! » Ils souriront à leurs souvenirs. Ils diront : « Avec la môme on a bien rigolé. » Il faut leur faire honte : si je n'espérais pas les revoir, je me pendrais tout de suite aux barreaux de cette lucarne. Te tairas-tu ?
  2270. François hausse les épaules sans répondre. Un silence. HENRI, à mi-voix.
  2271. Eh bien, Jean, qui avait raison ? Elle veut gagner ; c'est tout.
  2272. JEAN
  2273. Tais-toi ! Pourquoi veux-tu me la prendre ? Tu es comblé ; tu mourras dans la joie et l'orgueil. Moi je n'ai qu'elle et je vais vivre !
  2274. HENRI
  2275. Je ne veux rien et ce n'est pas moi qui te la prends.
  2276. JEAN
  2277. Va ! Va ! Continue. Tu as tous les droits, même celui de me torturer : tu as payé d'avance. (Il se lève.) Comme vous êtes sûrs de vous. Est-ce qu'il suffit de souffrir dans son corps pour avoir la conscience tranquille. (Henri ne répond pas.) Tu ne comprends donc pas que je suis plus malheureux que vous tous.
  2278. FRANÇOIS, qui s'est brusquement redressé. Ha ! Ha ! Ha !
  2279. JEAN, criant.
  2280. Le plus malheureux ! Le plus malheureux !
  2281.  FRANÇOIS bondit sur Jean.
  2282. Regardez-le donc ! Mais regardez-le donc ! Le plus malheureux de nous tous. Il a dormi et mangé. Ses mains sont libres, il reverra le jour, il va
  2283. vivre. Mais c'est le plus malheureux. Qu'est-ce que tu veux ? Qu'on te plaigne ? Salaud !
  2284. JEAN, qui s'est croisé les bras. Bien.
  2285. FRANÇOIS
  2286. A tous les bruits je sursaute. Je ne peux plus avaler ma salive, j'agonise. Mais le plus malheureux, c'est lui, bien sûr : moi je mourrai dans la joie. (Avec éclat.) Je te rendrai le bonheur, va !
  2287. LUCIE, qui se lève brusquement. François !
  2288. FRANÇOIS
  2289. Je te dénoncerai ! Je te dénoncerai ! Je te ferai partager nos joies !
  2290. JEAN, d'une voix basse et rapide.
  2291. Fais-le : tu ne peux pas savoir comme je le désire.
  2292. LUCIE, prenant François par la nuque
  2293. et lui tournant la tête vers elle. Regarde-moi en face. Oseras-tu parler ?
  2294. FRANÇOIS
  2295. Oser ! Voilà de bien grands mots, je te dénoncerai, voilà tout. Ce sera tellement simple : ils s'approcheront de moi, ma bouche s'ouvrira d'elle- même, le nom sortira tout seul et je serai d'accord avec ma bouche. Qu'y a-t-il à oser ? Quand je vous vois pâles et crispés, avec vos airs maniaques, votre mépris ne me fait plus peur. (Un temps.) Je te sauverai, Lucie. Ils nous laisseront la vie.
  2296. LUCIE
  2297. Je ne veux pas de cette vie.
  2298. FRANÇOIS
  2299. Et moi j'en veux. Je veux de n'importe quelle vie. La honte ça passe quand la vie est longue.
  2300. CANORIS
  2301. Ils ne te feront pas grâce, François. Même si tu parles.
  2302. FRANÇOIS, désignant Jean.
  2303.  Au moins je le verrai souffrir.
  2304. HENRI se lève et va vers Lucie. Tu crois qu'il parlera ?
  2305. LUCIE se tourne vers François et le dévisage. Oui.
  2306. HENRI
  2307. Tuenessûre?
  2308. Ils se regardent.
  2309. LUCIE, après une longue hésitation.
  2310. Oui.
  2311. Henri marche vers François. Canoris se lève et vient se placer près d'Henri. Tous deux regardent François.
  2312. HENRI
  2313. Je ne suis pas ton juge, François. Tu es un môme et toute cette affaire était beaucoup trop dure pour toi. A ton âge, je pense que j'aurais parlé.
  2314. CANORIS
  2315. Tout est de notre faute. Nous n'aurions pas dû l'emmener avec nous : il y a des risques qu'on ne fait courir qu'à des hommes. Nous te demandons pardon.
  2316. FRANÇOIS, reculant.
  2317. Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que vous allez me faire ?
  2318. HENRI
  2319. Il ne faut pas que tu parles, François. Ils te tueraient tout de même, tu sais. Et tu mourrais dans l'abjection.
  2320. FRANÇOIS, effrayé.
  2321. Eh bien, je ne parlerai pas. Je vous dis que je ne parlerai pas. Laissez-moi tranquille.
  2322. HENRI
  2323. Nous n'avons plus confiance. Ils savent que tu es notre point faible. Ils s'acharneront sur toi jusqu'à ce que tu manges le morceau. Notre jeu à nous, c'est de t'empêcher de parler.
  2324. JEAN
  2325. Est-ce que vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ? N'aie pas peur, petit. J'ai les mains libres et je suis avec toi.
  2326.  LUCIE, lui barrant le passage. De quoi te mêles-tu ?
  2327. JEAN
  2328. C'est ton frère.
  2329. LUCIE
  2330. Après ? Il devait mourir demain.
  2331. JEAN
  2332. Est-ce bien toi ? Tu me fais peur.
  2333. LUCIE
  2334. Il faut qu'il se taise. Les moyens ne comptent pas.
  2335. FRANÇOIS
  2336. Vous n'allez pas... (Ils ne répondent pas.) Puisque je vous jure que je ne parlerai pas. (Ils ne répondent pas.) Lucie, au secours, empêche-les de me faire mal ; je ne parlerai pas : je te le jure à toi, je ne parlerai pas.
  2337. JEAN, se plaçant près de François. Vous ne le toucherez pas.
  2338. HENRI
  2339. Jean, quand les copains viendront-ils dans ce village ?
  2340. JEAN
  2341. Mardi.
  2342. HENRI
  2343. Combien seront-ils ?
  2344. JEAN
  2345. Soixante.
  2346. HENRI
  2347. Soixante qui t'ont fait confiance et qui vont crever mardi comme des rats. C'est eux ou c'est lui. Choisis.
  2348.  JEAN
  2349. Vous n'avez pas le droit de me demander de choisir.
  2350. HENRI
  2351. Es-tu leur chef ? Allons !
  2352. Jean hésite un instant, puis s'éloigne lentement. Henri s'approche de François.
  2353. FRANÇOIS le regarde puis se met à crier.
  2354. Lucie ! Au secours ! Je ne veux pas mourir ici, pas dans cette nuit. Henri, j'ai quinze ans, laisse-moi vivre. Ne me tue pas dans le noir. (Henri le
  2355. serre à la gorge.) Lucie ! (Lucie détourne la tête.) Je vous hais tous. LUCIE
  2356. Mon petit, mon pauvre petit, mon seul amour, pardonne-nous. (Elle se détourne. Un temps.) Fais vite. HENRI
  2357. Je ne peux pas. Ils m'ont à moitié brisé les poignets.
  2358. Un temps.
  2359. LUCIE
  2360. Est-ce fait ?
  2361. HENRI
  2362. Il est mort.
  2363. Lucie se retourne et prend le corps de François dans ses bras. La tête de François repose sur ses genoux. Un très long silence, puis Jean se met à parler à voix basse. Toute la conversation qui suit aura lieu à voix basse.
  2364. JEAN
  2365. Qu'est-ce que vous êtes devenus ? Pourquoi n'êtes-vous pas morts avec les autres ? Vous me faites horreur.
  2366. HENRI
  2367. Crois-tu que je m'aime ?
  2368. JEAN
  2369. Ça va. Dans vingt-quatre heures tu seras débarrassé de toi-même. Moi je reverrai tous les jours ce môme qui demandait grâce et ta gueule à toi, quand tes mains lui serraient le cou. (Il va vers François et le regarde.) Quinze ans ! Il est mort dans la rage et la peur. (Il revient vers Henri.) Il t'aimait, il s'endormait la tête sur ton épaule : il te disait : « Je dors mieux quand tu es là. » (Un temps.) Salaud !
  2370.  HENRI, à Canoris et à Lucie.
  2371. Mais parlez donc, vous autres, ne me laissez pas seul. Lucie ! Canoris ! Vous l'avez tué avec mes mains ! (Pas de réponse. Il se tourne vers
  2372. Jean.) Et toi, dis donc, toi qui me juges, qu'est-ce que tu as fait pour le défendre ?
  2373. JEAN, avec violence.
  2374. Qu'est-ce que je pouvais faire ? Qu'est-ce que vous m'auriez laissé faire ?
  2375. HENRI
  2376. Tu avais les mains libres, il fallait frapper. (Passionnément.) Si tu avais frappé... si tu avais cogné jusqu'à ce que je tombe...
  2377. JEAN
  2378. Les mains libres ? Vous m'avez garrotté. Si je dis un mot, si je fais un geste : « Et les copains ? » Vous m'avez exclu, vous avez décidé de ma vie comme de ma mort : froidement. Ne venez pas dire à présent que je suis votre complice, ce serait trop commode. Votre témoin, c'est tout. Et je témoigne que vous êtes des assassins. (Un temps.) Tu l'as tué par orgueil.
  2379. HENRI
  2380. Tu mens.
  2381. JEAN
  2382. Par orgueil ! Ils t'ont fait crier, hein ? Et tu as honte. Tu veux les éblouir, pour te racheter ; tu veux t'offrir une belle mort ? Ce n'est pas vrai ? Tu veux gagner, tu nous l'as dit. Tu nous as dit que tu voulais gagner.
  2383. HENRI
  2384. Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Lucie, dis-lui que ce n'est pas vrai ! (Lucie ne répond pas, il fait un pas vers elle.) Réponds ; est-ce que tu crois que je l'ai tué par orgueil ?
  2385. LUCIE
  2386. Je ne sais pas. (Un temps, puis péniblement.) Il ne fallait pas qu'il parle.
  2387. HENRI
  2388. Est-ce que tu me hais ? C'était ton frère : toi seule as le droit de me condamner.
  2389. LUCIE
  2390. Je ne te hais pas. (Il s'approche du corps qu'elle tient dans ses bras. Vivement.) Ne le touche pas. Henri se détourne lentement et remonte vers Canoris.
  2391. HENRI
  2392. Canoris ! Tu n'as pas crié, toi : pourtant tu voulais qu'il meure. Est-ce que nous l'avons tué par orgueil ?
  2393.  CANORIS
  2394. Je n'ai pas d'orgueil.
  2395. HENRI
  2396. Mais moi, j'en ai ! C'est vrai que j'en ai. Est-ce que je l'ai tué par orgueil ?
  2397. CANORIS
  2398. Tu dois le savoir.
  2399. HENRI
  2400. Je... Non, je ne sais plus. Tout s'est passé trop vite et maintenant il est mort. (Brusquement.) Ne m'abandonnez pas ! vous n'avez pas le droit de m'abandonner. Quand j'avais mes mains autour de son cou, il me semblait que c'étaient nos mains et que nous étions plusieurs à serrer, autrement je n'aurais jamais pu...
  2401. CANORIS
  2402. Il fallait qu'il meure : s'il avait été plus près de moi, c'est moi qui aurais serré. Quant à ce qui s'est passé dans ta tête...
  2403. HENRI
  2404. Eh bien ?
  2405. CANORIS
  2406. Ça ne compte pas. Rien ne compte entre ces quatre murs. Il fallait qu'il meure : c'est tout.
  2407. HENRI
  2408. Ça va. (Il s'approche du corps. A Lucie.) N'aie pas peur, je ne le toucherai pas. (Il se penche sur lui et le regarde longuement, puis il se redresse.) Jean, quand nous avons lancé notre première grenade, combien d'otages ont été fusillés ? (Jean ne répond pas.) Douze. Il y avait un gosse dans le lot ; il s'appelait Destaches. Tu te rappelles : nous avons vu les affiches dans la rue des Minimes. Charbonnel voulait se dénoncer et tu l'en as empêché.
  2409. JEAN Après ?
  2410. HENRI
  2411. T'es-tu demandé pourquoi tu l'en as empêché ?
  2412. JEAN
  2413. Ce n'est pas pareil.
  2414. HENRI
  2415.  Peut-être. Tant mieux pour toi si tes motifs étaient plus clairs : tu as pu garder une bonne conscience. Mais Destaches est mort tout de même. Je n'aurai plus jamais une bonne conscience, plus jamais jusqu'à ce qu'ils me collent contre un mur avec un bandeau sur les yeux. Mais pourquoi voudrais-je en avoir une ? Il fallait que le gosse meure.
  2416. JEAN
  2417. Je ne voudrais pas être à ta place.
  2418. HENRI, doucement.
  2419. Tu n'es pas dans le coup, Jean ; tu ne peux ni comprendre ni juger.
  2420. Un long silence, puis la voix de Lucie. Elle caresse les cheveux de François sans le regarder. Pour la première fois depuis le début de la scène elle parle à haute voix.
  2421. LUCIE
  2422. Tu es mort et mes yeux sont secs ; pardonne-moi : je n'ai plus de larmes et la mort n'a plus d'importance. Dehors ils sont trois cents, couchés dans les herbes, et moi aussi, demain, je serai froide et nue, sans même une main pour caresser mes cheveux. Il n'y a rien à regretter, tu sais : la vie non plus n'a pas beaucoup d'importance. Adieu, tu as fait ce que tu as pu. Si tu t'es arrêté en route, c'est que tu n'avais pas encore assez de forces. Personne n'a le droit de te blâmer.
  2423. JEAN
  2424. Personne. (Un long silence. Il vient s'asseoir près de Lucie.) Lucie ! (Elle fait un geste.) Ne me chasse pas, je voudrais t'aider.
  2425. LUCIE, étonnée.
  2426. M'aider à quoi ? Je n'ai pas besoin d'aide.
  2427. JEAN
  2428. Si. Je crois que si : j'ai peur que tu ne te brises.
  2429. LUCIE
  2430. Je tiendrai bien jusqu'à demain soir.
  2431. JEAN
  2432. Tu es trop tendue, tu ne tiendras pas. Ton courage t'abandonnera tout d'un coup.
  2433. LUCIE
  2434. Pourquoi t'inquiètes-tu de moi ? (Elle le regarde.) Tu as de la peine. Bon, je vais te rassurer et puis tu t'en iras. Tout est devenu très simple depuis que le petit est mort ; je n'ai plus à m'occuper que de moi. Et je n'ai pas besoin de courage pour mourir, tu sais : de toute façon tu penses bien que je n'aurais pas pu lui survivre longtemps. A présent, va-t'en : je te dirai adieu tout à l'heure quand ils viendront me chercher.
  2435. JEAN
  2436. Laisse-moi rester près de toi : je me tairai si tu veux, mais je serai là et tu ne te sentiras pas seule.
  2437.  LUCIE
  2438. Pas seule ? Avec toi ? Oh ! Jean, tu n'as donc pas compris ? Nous n'avons plus rien de commun.
  2439. JEAN
  2440. As-tu oublié que je t'aime ?
  2441. LUCIE
  2442. C'est une autre que tu aimais.
  2443. JEAN C'est toi.
  2444. LUCIE
  2445. Je suis une autre. Je ne me reconnais pas moi-même. Il y a quelque chose qui a dû se bloquer dans ma tête.
  2446. JEAN
  2447. Peut-être. Peut-être que tu es une autre. En ce cas c'est cette autre que j'aime et, demain, j'aimerai cette morte que tu seras. C'est toi que j'aime, Lucie, toi, heureuse ou malheureuse, vivante ou morte, c'est toi.
  2448. LUCIE
  2449. Bon. Tu m'aimes. Et puis ?
  2450. JEAN
  2451. Tu m'aimais aussi.
  2452. LUCIE
  2453. Oui. Et j'aimais mon frère que j'ai laissé tuer. Notre amour est si loin, pourquoi viens-tu m'en parler ? Il n'avait vraiment aucune importance.
  2454. JEAN
  2455. Tu mens ! Tu sais bien que tu mens. Il était notre vie, rien de plus et rien de moins que notre vie. Tout ce que nous avons vécu, nous l'avons vécu à deux.
  2456. LUCIE
  2457. Notre vie, oui. Notre avenir. Je vivais dans l'attente, je t'aimais dans l'attente. J'attendais la fin de la guerre, j'attendais le jour où nous pourrions nous marier aux yeux de tous, je t'attendais chaque soir : je n'ai plus d'avenir, je n'attends plus que ma mort et je mourrai seule. (Un temps.) Laisse-moi. Nous n'avons rien à nous dire ; je ne souffre pas et je n'ai pas besoin de consolation.
  2458.  JEAN
  2459. Crois-tu que j'essaie de te consoler ? Je vois tes yeux secs et je sais que ton cœur est un enfer ; pas une trace de souffrance, pas même l'eau d'une larme, tout est rougi à blanc. Comme tu dois souffrir de ne pas souffrir. Ah ! j'ai pensé cent fois à la torture, j'ai tout ressenti par avance mais je n'imaginais pas qu'elle pouvait faire cette horrible souffrance d'orgueil. Lucie, je voudrais te rendre un peu de pitié pour toi-même. Si tu pouvais laisser aller cette tête raidie, si tu pouvais l'abandonner sur mon épaule. Mais réponds-moi ! Regarde-moi !
  2460. LUCIE
  2461. Ne me touche pas.
  2462. JEAN
  2463. Lucie, tu as beau faire ; nous sommes rivés ensemble. Tout ce qu'ils t'ont fait, c'est à nous deux qu'ils l'ont fait ; cette souffrance qui te fuit, elle est à moi ; elle t'attend, si tu viens dans mes bras, elle deviendra noire souffrance. Mon amour, fais-moi confiance et nous pourrons encore dire nous, nous serons un couple, nous porterons tout ensemble, même ta mort. Si tu pouvais retrouver une larme...
  2464. LUCIE, avec violence.
  2465. Une larme ? Je souhaite seulement qu'ils reviennent me chercher et qu'ils me battent pour que je puisse me taire encore et me moquer d'eux et leur faire peur. Tout est fade ici : l'attente, ton amour, le poids de cette tête sur mes genoux. Je voudrais que la douleur me dévore, je voudrais brûler, me taire et voir leurs yeux aux aguets.
  2466. JEAN, accablé.
  2467. Tu n'es plus qu'un désert d'orgueil.
  2468. LUCIE
  2469. Est-ce ma faute ? C'est dans mon orgueil qu'ils m'ont frappée. Je les hais mais ils me tiennent. Et je les tiens aussi. Je me sens plus proche d'eux que de toi. (Elle rit.) Nous ! Tu veux que je dise : nous ! As-tu les poignets écrasés comme Henri ? As-tu des plaies aux jambes comme Canoris ? Allons, c'est une comédie : tu n'as rien ressenti, tu imagines tout.
  2470. JEAN
  2471. Les poignets écrasés... Ha ! Si vous ne demandez que cela pour qu'on soit des vôtres, ce sera bientôt fait.
  2472. Il cherche autour de lui, avise un lourd chenet et s'en empare. Lucie éclate de rire.
  2473. LUCIE
  2474. Qu'est-ce que tu fais ?
  2475. JEAN, étalant sa main gauche sur le plancher,
  2476. la frappe avec le chenet
  2477. qu'il tient de la main droite.
  2478. J'en ai assez de vous entendre vanter vos douleurs comme si c'étaient des mérites. J'en ai assez de vous regarder avec des yeux de pauvre. Ce qu'ils vous ont fait, je peux me le faire : c'est à la portée de tous.
  2479. LUCIE, riant.
  2480.  Raté, c'est raté. Tu peux te casser les os, tu peux te crever les yeux : c'est toi, c'est toi qui décides de ta douleur. Chacune des nôtres est un viol parce que ce sont d'autres hommes qui nous les ont infligées. Tu ne nous rattraperas pas.
  2481. Un temps. Jean jette le chenet el la regarde. Puis il se lève.
  2482. JEAN
  2483. Tu as raison ; je ne peux pas vous rejoindre : vous êtes ensemble et je suis seul. Je ne bougerai plus, je ne vous parlerai plus, j'irai me cacher dans l'ombre et vous oublierez que j'existe. Je suppose que c'est mon lot dans cette histoire et que je dois l'accepter comme vous acceptez le vôtre. (Un temps.) Tout à l'heure une idée m'est venue : Pierre a été tué près de la grotte de Servaz où nous avions des armes. S'ils me lâchent, j'irai chercher son corps, je mettrai quelques papiers dans sa veste et je le traînerai dans la grotte. Comptez quatre heures après mon départ et quand ils recommenceront l'interrogatoire, révélez-leur cette cachette. Ils trouveront Pierre et croiront que c'est moi. Alors je pense qu'ils n'auront plus de raison de vous torturer et qu'ils en finiront vite avec vous. C'est tout. Adieu.
  2484. Il va au fond. Long silence. Puis des pas dans le couloir. Un milicien apparaît avec une lanterne ; autour de la pièce, il promène la lanterne.
  2485. LE MILICIEN, apercevant François. Qu'est-ce qu'il a ?
  2486. LUCIE
  2487. Il dort.
  2488. LE MILICIEN, à Jean.
  2489. Viens, toi. Il y a du nouveau pour toi.
  2490. Jean hésite, regarde tous les personnages avec une sorte de désespoir et suit le milicien. La porte se referme.
  2491.  SCÈNE III
  2492. CANORIS, HENRI, LUCIE.
  2493. LUCIE
  2494. Il est tiré d'affaire, n'est-ce pas ?
  2495. CANORIS Je le crois.
  2496. LUCIE
  2497. Très bien. Voilà un souci de moins. Il va retrouver ses pareils et tout sera pour le mieux. Venez près de moi. (Henri et Canoris se rapprochent.) Plus près : à présent, nous sommes entre nous. Qu'est-ce qui vous arrête ? (Elle les regarde et comprend.) Ah ! (Un temps.) Il devait mourir ; vous savez bien qu'il devait mourir. Ce sont ceux d'en bas qui l'ont tué par nos mains. Venez, je suis sa sœur et je vous dis que vous n'êtes pas coupables. Étendez vos mains sur lui : depuis qu'il est mort, il est des nôtres. Voyez comme il a l'air dur. Il ferme sa bouche sur un secret. Touchez-le.
  2498. HENRI, caressant les cheveux de François. Mon petit ! Mon pauvre petit !
  2499. LUCIE
  2500. Ils t'ont fait crier, Henri, je t'ai entendu. Tu dois avoir honte.
  2501. HENRI
  2502. Oui.
  2503. LUCIE
  2504. Je sens ta honte avec ta chaleur. C'est ma honte. Je lui disais que j'étais seule et je lui mentais. Avec vous, je ne me sens pas seule. (A Canoris.) Tu n'as pas crié, toi : c'est dommage.
  2505. CANORIS
  2506. J'ai honte aussi.
  2507. LUCIE
  2508. Tiens ! Pourquoi ?
  2509. CANORIS
  2510. Quand Henri a crié, j'ai eu honte.
  2511. LUCIE
  2512. C'est bien. Serrez-vous contre moi. Je sens vos bras et vos épaules, le petit pèse lourd, sur mes genoux. C'est bien. Demain je me tairai. Ah ! comme je vais me taire. Pour lui, pour moi, pour Sorbier, pour vous. Nous ne faisons qu'un.
  2513.  RIDEAU
  2514.  QUATRIÈME TABLEAU
  2515. Avant le lever du rideau, une voix monstrueuse et vulgaire chante : « Si tous les cocus avaient des clochettes. » Le rideau se lève sur la salle de classe. C'est le lendemain matin. Pellerin boit, assis sur un banc, il a l'air éreinté. A la chaire, Landrieu boit ; il est à moitié soûl. Clochet est debout près de la fenêtre. Il bâille ; de temps à autre Landrieu éclate de rire.
  2516. SCÈNE I
  2517. PELLERIN, LANDRIEU, CLOCHET. PELLERIN
  2518. Pourquoi ris-tu ?
  2519. LANDRIEU, mettant sa main en cornet, devant son oreille.
  2520. Quoi ?
  2521. PELLERIN
  2522. Je te demande pourquoi tu ris.
  2523. LANDRIEU, désignant le pick-up et criant. A cause de ça.
  2524. PELLERIN
  2525. Hé?
  2526. LANDRIEU
  2527. Oui, je trouve ça marrant comme idée.
  2528. PELLERIN
  2529. Quelle idée ?
  2530. LANDRIEU
  2531. Mettre des clochettes aux cocus.
  2532. PELLERIN
  2533. Oh ! Merde ! J'entends rien.
  2534. Il va à l'appareil.
  2535. LANDRIEU, criant.
  2536. N'éteins pas. (Pellerin tourne le bouton. Silence.) Tu vois, tu vois.
  2537.  PELLERIN, interdit. Qu'est-ce que je vois ?
  2538. LANDRIEU
  2539. Le froid.
  2540. PELLERIN
  2541. Tu as froid au mois de juillet ?
  2542. LANDRIEU
  2543. Je te dis qu'il fait froid ; tu ne comprends rien.
  2544. PELLERIN
  2545. Qu'est-ce que tu me disais ?
  2546. LANDRIEU
  2547. Quoi ?
  2548. PELLERIN
  2549. A propos de cocus.
  2550. LANDRIEU
  2551. Qui te parle de cocus ? Cocu toi-même. (Un temps.) Je vais chercher les informations. Il se lève et va au poste de T.S.F.
  2552. CLOCHET
  2553. Iln'yenapas.
  2554. LANDRIEU
  2555. Pas d'informations ?
  2556. CLOCHET
  2557. Ce n'est pas l'heure.
  2558. LANDRIEU
  2559.  C'est ce que nous allons voir !
  2560. Il empoigne le bouton. Musique, brouillage.
  2561. PELLERIN
  2562. Tu nous casses les oreilles.
  2563. LANDRIEU, s'adressant au poste.
  2564. Salaud ! (Un temps.) Je m'en fous, j'écouterai la B.B.C. ; quelle longueur d'onde ?
  2565. PELLERIN
  2566. Vingt et un mètres.
  2567. Landrieu manœuvre le bouton : discours en tchèque. Landrieu se met à rire.
  2568. LANDRIEU, riant.
  2569. C'est du tchèque, tu te rends compte ; en ce moment, il y a un Tchèque qui parle à Londres. C'est grand le monde. (Il secoue l'appareil.) Tu ne peux pas causer français ? (Il éteint le poste.) Donne-moi à boire. (Pellerin lui verse un verre de vin. Il va à lui et boit.) Qu'est-ce que nous foutons ici ?
  2570. PELLERIN
  2571. Ici ou ailleurs...
  2572. LANDRIEU
  2573. Je voudrais être au baroud...
  2574. PELLERIN
  2575. Hum !
  2576. LANDRIEU
  2577. Parfaitement, je voudrais y être. (Il le saisit par les bras de sa veste.) Ne viens pas me dire que j'ai peur de mourir.
  2578. PELLERIN
  2579. Je ne dis rien.
  2580. LANDRIEU
  2581. Qu'est-ce que c'est, la mort ? Hein ? Qu'est-ce que c'est ? D'abord faut qu'on y passe, demain, après-demain, ou dans trois mois.
  2582. CLOCHET, vivement.
  2583.  Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai. Les Anglais seront rejetés à la mer.
  2584. LANDRIEU
  2585. A la mer ? Tu les auras au cul, les Anglais. Ici dans ce village. Et ce sera le grand boum-boum, le zim-ba-da-boum, pan sur l'église, pan sur la mairie. Qu'est-ce que tu feras, Clochet ? Tu seras dans la cave ! Ha ! Ha ! dans la cave ! on rigolera bien ! (A Pellerin.) Une fois qu'on est mort... j'ai perdu mon idée. Tiens, les petits malins d'en haut, on va les abattre, eh bien, ça ne me fait ni chaud, ni froid. Chacun son tour. Voilà ce que je me dis. Aujourd'hui le leur. Demain le mien. Est-ce que ce n'est pas régulier ? Je suis régulier, moi. (Il boit.) On est des bêtes. (A Clochet.) Pourquoi bâilles-tu ?
  2586. CLOCHET
  2587. Je m'ennuie. LANDRIEU
  2588. Tu n'as qu'à boire. Est-ce que je m'ennuie ? Tu préfères nous épier, tu rédiges ton rapport dans la tête. (Il verse un verre de vin el le tend à Clochet.) Bois, allons, bois !
  2589. CLOCHET
  2590. Je ne peux pas, j'ai mal au foie.
  2591. LANDRIEU
  2592. Tu boiras ce verre ou tu le recevras dans la figure. (Un temps. Clochet avance la main, prend le verre et boit.) Ha ! ha ! des bêtes, tous des bêtes, et c'est très bien comme ça. (On entend des pas ; quelqu'un marche au grenier. Ils lèvent tous trois les yeux. Ils écoulent en silence puis brusquement Landrieu se détourne, court à la porte, l'ouvre et appelle.) Corbier ! Corbier ! (Un milicien paraît.) Va les faire taire. Cogne dedans. (Le milicien sort, Landrieu referme la porte et revient vers les autres ; tous trois ont le nez en l'air et écoutent. Un silence.) Il faudra revoir leurs gueules. Sale journée.
  2593. PELLERIN
  2594. Vous avez besoin de moi pour les interroger ?
  2595. LANDRIEU
  2596. Comment ?
  2597. PELLERIN
  2598. Je pensais que le chef se cache peut-être en forêt. Je pourrais prendre vingt hommes et faire une battue.
  2599. LANDRIEU, le regardant.
  2600. Ah ? (Un temps. On entend toujours marcher.) Tu resteras ici.
  2601. PELLERIN
  2602. Bon. (Il hausse les épaules.) Nous perdrons notre temps.
  2603.  LANDRIEU
  2604. Ça se peut, mais nous le perdrons ensemble.
  2605. Ils regardent au plafond malgré eux et échangent les répliques qui suivent, la tête levée, jusqu'à ce que le bruit cesse.
  2606. CLOCHET
  2607. Il est temps de faire descendre le môme.
  2608. LANDRIEU
  2609. Le môme, je m'en fous. C'est le type que je veux faire parler. PELLERIN
  2610. Ils ne parleront pas.
  2611. LANDRIEU
  2612. Je te dis qu'ils parleront. Ce sont des bêtes, il faut savoir les prendre. Ha ! nous n'avons pas cogné assez fort. (Bousculade au grenier, puis silence. Landrieu, satisfait.) Qu'est-ce que tu en dis ? Les voilà calmés. Rien ne vaut la manière forte.
  2613. Visiblement, ils sont soulagés.
  2614. CLOCHET
  2615. Tu devrais tout de même commencer par le petit.
  2616. LANDRIEU
  2617. D'accord. (Il va à la porte.) Corbier ! (Pas de réponse.) Corbier ! (Des pas précipités dans le couloir. Corbier paraît.) Va chercher le môme.
  2618. CORBIER
  2619. Le môme ? Ils l'ont buté.
  2620. LANDRIEU
  2621. Quoi ?
  2622. CORBIER
  2623. Ils l'ont buté pendant la nuit. Je l'ai trouvé, la tête sur les genoux de sa sœur. Elle disait qu'il dormait ; il est déjà froid, avec des traces de doigts sur le cou.
  2624. LANDRIEU
  2625. Ah ? (Un temps.) Qui est-ce qui marchait ?
  2626.  CORBIER
  2627. Le Grec.
  2628. LANDRIEU
  2629. Bon. Tu peux t'en aller.
  2630. Corbier s'en va. Silence. Clochet lève malgré lui la tête vers le plafond.
  2631. PELLERIN, explosant.
  2632. Douze balles dans la peau, tout de suite. Qu'on ne le revoie plus.
  2633. LANDRIEU
  2634. Tais-toi ! (Il va à la radio et tourne le bouton. Valse lente. Puis il revient à la chaire, se verse à boire. Au moment où il repose son verre, il voit le portrait de Pétain.) Tu vois ça, tu vois ça, mais tu t'en laves les mains. Tu te sacrifies ; tu te donnes à la France, les petits détails tu t'en fous. Tu es entré dans l'histoire, toi. Et nous, nous sommes dans la merde. Saloperie !
  2635. Il lui jette son verre de vin à la figure.
  2636. CLOCHET Landrieu !
  2637. LANDRIEU
  2638. Mets ça dans ton rapport. (Un temps. Il s'est calmé avec effort. Il revient vers Pellerin.) Douze balles dans la peau, ce serait trop facile. C'est ce qu'ils souhaitent, comprends-tu ?
  2639. PELLERIN
  2640. Tant mieux pour eux, si c'est ce qu'ils souhaitent. Mais qu'on en finisse, et qu'on ne les revoie plus.
  2641. LANDRIEU
  2642. Je ne veux pas qu'ils crèvent sans avoir parlé.
  2643. PELLERIN
  2644. Ils n'ont plus rien à nous dire. Depuis vingt-quatre heures qu'ils sont là, leur chef a eu tout le temps de se tailler.
  2645. LANDRIEU
  2646. Je me fous de leur chef, je veux qu'ils parlent.
  2647. PELLERIN
  2648. Et s'ils ne parlent pas ?
  2649. LANDRIEU
  2650.  Ne te casse pas la tête.
  2651. PELLERIN
  2652. Mais tout de même, s'ils ne parlent pas.
  2653. LANDRIEU, criant.
  2654. Je te dis de ne pas te casser la tête.
  2655. PELLERIN
  2656. Eh bien, fais-les chercher.
  2657. LANDRIEU
  2658. Naturellement, je vais les faire chercher.
  2659. Il ne bouge pas. Clochet se met à rire.
  2660. CLOCHET
  2661. Si c'étaient des martyrs, hein ?
  2662. Landrieu va brusquement à la porte.
  2663. LANDRIEU Amène-les.
  2664. CORBIER, paraissant. Tous les trois ?
  2665. LANDRIEU
  2666. Oui ! Tous les trois.
  2667. Corbier sort.
  2668. PELLERIN
  2669. La fille, tu aurais pu la laisser en haut.
  2670. Bruit de pas par-dessus leur tête.
  2671. LANDRIEU
  2672. Ils descendent. (Il va à la radio et l'arrête.) S'ils donnent leur chef, je leur laisse la vie sauve.
  2673. CLOCHET
  2674.  Landrieu, tu es fou !
  2675. LANDRIEU
  2676. Ta gueule !
  2677. CLOCHET
  2678. Ils méritent dix fois la mort.
  2679. LANDRIEU
  2680. Je me fous de ce qu'ils méritent. Je veux qu'ils cèdent. Ils ne me feront pas le coup du martyre.
  2681. PELLERIN
  2682. Je... écoute, je ne pourrais pas le supporter. Si je devais penser qu'ils vivront, qu'ils nous survivront peut-être et que nous serons toute leur vie ce souvenir dans leur tête...
  2683. LANDRIEU
  2684. Tu n'as pas besoin de t'en faire. S'ils parlent pour sauver leur vie, ils éviteront de se rappeler ce genre de souvenir. Les voilà.
  2685. Pellerin se lève brusquement et fait disparaître sous la chaise les bouteilles et les verres. Ils attendent tous trois, immobiles et debout.
  2686.  SCÈNE II
  2687. LES MÊMES, LUCIE, HENRI, CANORIS, TROIS MILICIENS.
  2688. Ils se regardent en silence.
  2689. LANDRIEU
  2690. Le petit qui était avec vous, qu'en avez-vous fait ?
  2691. Ils ne répondent pas.
  2692. PELLERIN
  2693. Assassins !
  2694. LANDRIEU
  2695. Tais-toi. (Aux autres.) Il voulait parler, hein ? Et vous, vous avez voulu l'en empêcher.
  2696. LUCIE, violemment.
  2697. Ce n'est pas vrai. Il ne voulait pas parler. Personne ne voulait parler.
  2698. LANDRIEU
  2699. Alors ?
  2700. HENRI
  2701. Il était trop jeune. Ça ne valait pas la peine de le laisser souffrir.
  2702. LANDRIEU
  2703. Qui de vous l'a étranglé ?
  2704. CANORIS
  2705. Nous avons décidé ensemble et nous sommes tous responsables.
  2706. LANDRIEU
  2707. Bien. (Un temps.) Si vous donnez les renseignements qu'on vous demande, vous avez la vie sauve.
  2708. CLOCHET
  2709. Landrieu !
  2710. LANDRIEU
  2711.  Je vous ai dit de vous taire. (Aux autres.) Acceptez-vous ? (Un temps.) Alors ? C'est oui ou c'est non. (Ils gardent le silence. Landrieu est décontenancé.) Vous refusez ? Vous donnez trois vies pour en sauver une ? Quelle absurdité. (Un temps.) C'est la vie que je vous propose ! La vie ! La vie ! Êtes-vous sourds ?
  2712. Un silence, puis Lucie s'avance vers eux.
  2713. LUCIE
  2714. Gagné ! Nous avons gagné ! Ce moment-ci nous paye de bien des choses. Tout ce que j'ai voulu oublier cette nuit, je suis fière de m'en souvenir. Ils m'ont arraché ma robe. (Montrant Clochet.) Celui-ci pesait sur mes jambes. (Montrant Landrieu.) Celui-ci me tenait les bras. (Montrant Pellerin.) Et celui-ci m'a prise de force. Je peux le dire, à présent, je peux le crier : vous m'avez violée et vous en avez honte. Je suis lavée. Où sont vos pinces et vos tenailles ? Où sont vos fouets ? Ce matin vous nous suppliez de vivre. Et c'est non. Non ! Il faut que vous finissiez votre affaire.
  2715. PELLERIN
  2716. Assez ! Assez ! Cognez dessus !
  2717. LANDRIEU
  2718. Arrêtez ! Pellerin, je ne serai peut-être plus longtemps votre chef, mais tant que je commanderai, on ne discutera pas mes ordres. Emmenez-les.
  2719. CLOCHET
  2720. On ne les travaille pas un petit peu tout de même ? Parce qu'enfin tout ça ce sont des mots. Rien que des mots. Du vent. (Désignant Henri.) Ce type-là nous est arrivé tout faraud hier et nous l'avons fait crier comme une femme.
  2721. HENRI
  2722. Vous verrez si vous me faites crier aujourd'hui.
  2723. LANDRIEU
  2724. Travaille-les si tu en as le courage.
  2725. CLOCHET
  2726. Oh moi ! tu sais, même si c'étaient des martyrs, ça ne me gênerait pas. J'aime le travail pour lui-même. (Aux miliciens.) Conduisez-les sur les tables.
  2727. CANORIS
  2728. Un moment. Si nous acceptons, qu'est-ce qui nous prouve que vous nous laisserez la vie.
  2729. LANDRIEU
  2730. Vous avez ma parole.
  2731. CANORIS
  2732.  Oui. Enfin, il faudra s'en contenter. C'est pile ou face. Que ferez-vous de nous ?
  2733. LANDRIEU
  2734. Je vous remettrai aux autorités allemandes.
  2735. CANORIS
  2736. Qui nous fusilleront.
  2737. LANDRIEU
  2738. Non. Je leur expliquerai votre cas.
  2739. CANORIS
  2740. Bien. (Un temps.) Je suis disposé à parler si mes camarades le permettent.
  2741. HENRI
  2742. Canoris !
  2743. CANORIS
  2744. Puis-je rester seul avec eux ? Je crois que je pourrai les convaincre.
  2745. LANDRIEU, le dévisageant.
  2746. Pourquoi veux-tu parler ? Tu as peur de mourir ? Un long silence, puis Canoris baisse la tête.
  2747. CANORIS
  2748. Oui.
  2749. LUCIE
  2750. Lâche !
  2751. LANDRIEU
  2752. Bon. (Aux miliciens.) Toi, mets-toi devant la fenêtre. Et toi, garde la porte. Venez, vous autres. Tu as un quart d'heure pour les décider. Landrieu, Pellerin et Clochet sortent par la porte du fond.
  2753.  SCÈNE III
  2754. CANORIS, LUCIE, HENRI.
  2755. Pendant toute la première partie de la scène, Lucie demeure silencieuse et paraît ne pas s'intéresser au débat.
  2756. CANORIS va jusqu'à la fenêtre et revient.
  2757. Il revient vers eux et, d'une voix vive et basse. Le soleil se couche. Il va pleuvoir.
  2758. Êtes-vous fous ? Vous me regardez comme s'il s'agissait de livrer notre chef. Je veux simplement les envoyer à la grotte de Servaz, comme Jean nous l'a conseillé. (Un temps. Il sourit.) Ils nous ont un peu abîmés, mais nous sommes encore parfaitement utilisables. (Un temps.) Allons ! il faut parler : On ne peut pas gaspiller trois vies. (Un temps. Doucement.) Pourquoi voulez-vous mourir ? A quoi cela sert-il ? Mais répondez ! A quoi cela sert-il ?
  2759. HENRI
  2760. A rien.
  2761. CANORIS
  2762. Alors ?
  2763. HENRI
  2764. Je suis fatigué.
  2765. CANORIS
  2766. Je le suis encore davantage. J'ai quinze ans de plus que toi et ils m'ont travaillé plus dur. La vie qu'ils me laisseront n'a rien de bien enviable.
  2767. HENRI, doucement.
  2768. Est-ce que tu as une telle peur de la mort ?
  2769. CANORIS
  2770. Je n'ai pas peur. Je leur ai menti tout à l'heure et je n'ai pas peur. Mais nous n'avons pas le droit de mourir pour rien.
  2771. HENRI
  2772. Ah ! pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Ils m'ont brisé les poignets, ils m'ont arraché la peau : est-ce que je n'ai pas payé ? Nous avons gagné. Pourquoi veux-tu que je recommence à vivre quand je peux mourir avec moi-même ?
  2773. CANORIS
  2774. Il y a des copains à aider.
  2775. HENRI
  2776.  Quels copains ? Où ?
  2777. CANORIS
  2778. Partout.
  2779. HENRI
  2780. Tu parles ! S'ils nous font grâce, ils nous enverront dans les mines de sel.
  2781. CANORIS
  2782. Eh bien, on s'évade.
  2783. HENRI
  2784. Toi, tu t'évaderas ? Tu n'es plus qu'une loque.
  2785. CANORIS
  2786. Si ce n'est pas moi, ce sera toi.
  2787. HENRI
  2788. Une chance sur cent.
  2789. CANORIS
  2790. Ça vaut qu'on prenne le risque. Et même si on ne s'évade pas, il y a d'autres hommes dans les mines : des vieux qui sont malades, des femmes qui ne tiennent pas le coup. Ils ont besoin de nous.
  2791. HENRI
  2792. Écoute, quand j'ai vu le petit par terre, tout blanc, j'ai pensé : ça va, j'ai fait ce que j'ai fait et je ne regrette rien. Seulement, bien sûr, c'était dans la supposition que j'allais mourir à l'aube. Si je n'avais pas pensé qu'on serait six heures plus tard sur le même tas de fumier... (Criant.) Je ne veux pas lui survivre. Je ne veux pas survivre trente ans à ce môme. Canoris, ce sera si facile : nous n'aurons même pas le temps de regarder les canons de leurs fusils.
  2793. CANORIS
  2794. Nous n'avons pas le droit de mourir pour rien.
  2795. HENRI
  2796. Est-ce que ça garde un sens de vivre quand il y a des hommes qui vous tapent dessus jusqu'à vous casser les os ? Tout est noir. (Il regarde par la fenêtre.) Tu as raison, la pluie va tomber.
  2797. CANORIS
  2798.  Le ciel s'est entièrement couvert. Ce sera une bonne averse.
  2799. HENRI, brusquement. C'était par orgueil.
  2800. CANORIS
  2801. Quoi ?
  2802. HENRI
  2803. Le petit. Je crois que je l'ai tué par orgueil.
  2804. CANORIS
  2805. Qu'est-ce que ça peut faire : il fallait qu'il meure.
  2806. HENRI
  2807. Je traînerai ce doute comme un boulet. A toutes les minutes de ma vie, je m'interrogerai sur moi-même. (Temps.) Je ne peux pas ! Je ne peux pas vivre.
  2808. CANORIS
  2809. Que d'histoires ! Tu auras assez à faire avec les autres, va ; tu t'oublieras... tu t'occupes trop de toi, Henri ; tu veux sauver ta vie... Bah ! Il faut travailler ; on se sauve par-dessus le marché. (Un temps.) Écoute, Henri : si tu meurs aujourd'hui, on tire le trait : tu l'as tué par orgueil, c'est fixé, pour toujours. Si tu vis...
  2810. HENRI
  2811. Eh bien ?
  2812. CANORIS
  2813. Alors rien n'est arrêté : c'est sur ta vie entière qu'on jugera chacun de tes actes. (Un temps.) Si tu te laisses tuer quand tu peux travailler encore, il n'y aura rien de plus absurde que ta mort. (Un temps.) Je les appelle ?
  2814. HENRI, désignant Lucie. Qu'elle décide.
  2815. CANORIS
  2816. Tu entends, Lucie ?
  2817. LUCIE
  2818. Décider quoi ? Ah oui : Eh bien c'est tout décidé : dis-leur que nous ne parlerons pas et qu'ils fassent vite.
  2819.  CANORIS
  2820. Et les copains, Lucie ?
  2821. LUCIE
  2822. Je n'ai plus de copains. (Elle va vers les miliciens.) Allez les chercher : nous ne parlerons pas.
  2823. CANORIS, la suivant, aux miliciens.
  2824. Il reste cinq minutes. Attendez.
  2825. Il la ramène sur le devant de la scène.
  2826. LUCIE
  2827. Cinq minutes ; oui. Et qu'espères-tu ? Me convaincre en cinq minutes ?
  2828. CANORIS
  2829. Oui.
  2830. LUCIE
  2831. Cœur pur ! Tu peux bien vivre, toi, tu as la conscience tranquille, ils t'ont un peu bousculé, voilà tout. Moi, ils m'ont avilie, il n'y a pas un pouce de ma peau qui ne me fasse horreur. (A Henri.) Et toi, qui fais des manières parce que tu as étranglé un môme, te rappelles-tu que ce môme était mon frère et que je n'ai rien dit ? J'ai pris tout le mal sur moi ; il faut qu'on me supprime et tout ce mal avec.
  2832. Allez-vous-en ! Allez vivre, puisque vous pouvez vous accepter. Moi, je me hais et je souhaite qu'après ma mort tout soit sur terre comme si je n'avais jamais existé.
  2833. HENRI
  2834. Je ne te quitterai pas, Lucie, et je ferai ce que tu auras décidé.
  2835. Un temps.
  2836. CANORIS
  2837. Il faut donc que je vous sauve malgré vous.
  2838. LUCIE
  2839. Tu parleras ?
  2840. CANORIS
  2841. Il le faut.
  2842. LUCIE, violemment.
  2843.  Je leur dirai que tu mens et que tu as tout inventé. (Un temps.) Si j'avais su que tu allais manger le morceau, crois-tu que je vous aurais laissé toucher à mon frère.
  2844. CANORIS
  2845. Ton frère voulait livrer notre chef et moi je veux les lancer sur une fausse piste.
  2846. LUCIE
  2847. C'est la même chose. Il y aura le même triomphe dans leurs yeux.
  2848. CANORIS
  2849. Lucie ! C'est donc par orgueil que tu as laissé mourir François ?
  2850. LUCIE
  2851. Tu perds ton temps. A moi, tu n'arriveras pas à donner des remords.
  2852. UN MILICIEN
  2853. Il reste deux minutes.
  2854. CANORIS Henri !
  2855. HENRI
  2856. Je ferai ce qu'elle aura décidé.
  2857. CANORIS, à Lucie.
  2858. Pourquoi te soucies-tu de ces hommes. Dans six mois ils se terreront dans une cave et la première grenade qu'on jettera sur eux par un soupirail mettra le point final à toute cette histoire. C'est tout le reste qui compte. Le monde et ce que tu fais dans le monde, les copains et ce que tu fais pour eux.
  2859. LUCIE
  2860. Je suis sèche, je me sens seule, je ne peux penser qu'à moi. CANORIS, doucement.
  2861. Est-ce que tu ne regrettes vraiment rien sur terre ?
  2862. LUCIE
  2863. Rien. Tout est empoisonné.
  2864. CANORIS Alors...
  2865.  Geste résigné. Il fait un pas vers les miliciens. La pluie se met à tomber ; par gouttes légères et espacées d'abord puis par grosses gouttes pressées.
  2866. LUCIE, vivement.
  2867. Qu'est-ce que c'est ? (A voix basse et lente.) La pluie. (Elle va jusqu'à la fenêtre et regarde tomber la pluie. Un temps.) Il y a trois mois que je n'avais entendu le bruit de la pluie. (Un temps.) Mon Dieu, pendant tout ce temps, il a fait beau, c'est horrible. Je ne me rappelais plus, je croyais qu'il fallait toujours vivre sous le soleil. (Un temps.) Elle tombe fort, ça va sentir la terre mouillée. (Ses lèvres se mettent à trembler.) Je ne veux pas... je ne veux pas...
  2868. Henri et Canoris viennent près d'elle.
  2869. HENRI Lucie !
  2870. LUCIE
  2871. Je ne veux pas pleurer, je deviendrais comme une bête. (Henri la prend dans ses bras.) Lâchez-moi ! (Criant.) J'aimais vivre, j'aimais vivre ! Elle sanglote sur l'épaule d'Henri.
  2872. LE MILICIEN, s'avançant. Alors ? c'est l'heure.
  2873. CANORIS, après un regard à Lucie.
  2874. Va dire à tes chefs que nous allons parler. Le milicien sort. Un temps.
  2875. LUCIE, se reprenant.
  2876. C'est vrai ? Nous allons vivre ? J'étais déjà de l'autre côté... Regardez-moi. Souriez-moi. Il y a si longtemps que je n'ai vu de sourire... Est-ce que
  2877. nous faisons bien, Canoris ? Est-ce que nous faisons bien ? CANORIS
  2878. Nous faisons bien. Il faut vivre. (Il s'avance vers un milicien.) Va dire à tes chefs que nous allons parler. Le milicien sort.
  2879.  SCÈNE IV
  2880. LES MÊMES, LANDRIEU, PELLERIN, CLOCHET. LANDRIEU
  2881. Eh bien ?
  2882. CANORIS
  2883. Sur la route de Grenoble, à la borne 42, prenez le sentier à main droite. Au bout de cinquante mètres en forêt vous trouverez un taillis et derrière le taillis une grotte. Le chef est caché là avec des armes.
  2884. LANDRIEU, aux miliciens.
  2885. Dix hommes. Qu'ils partent aussitôt. Tâchez de le ramener vivant. (Un temps.) Reconduisez les prisonniers là-haut. Les miliciens font sortir les prisonniers. Clochet hésite un instant, puis se glisse derrière eux.
  2886.  SCÈNE V
  2887. LANDRIEU, PELLERIN, puis CLOCHET.
  2888. PELLERIN
  2889. Tu crois qu'ils ont dit la vérité ?
  2890. LANDRIEU
  2891. Naturellement. C'est des bêtes. (Il s'assied au bureau.) Eh bien ? On a fini par les avoir. Tu as vu leur sortie ? Ils étaient moins fiers qu'à l'entrée.
  2892. (Clochet rentre. Aimablement.) Alors, Clochet ? On les a eus ?
  2893. CLOCHET, se frottant les mains d'un air distrait. Oui, oui ; on les a eus.
  2894. PELLERIN, à Landrieu. Tu les laisses vivre ?
  2895. LANDRIEU
  2896. Oh ! de toute façon, à présent... (Salve sous les fenêtres.) Qu'est-ce que...? (Clochet rit d'un air confus derrière sa main.) Clochet, tu n'as pas... Clochet fait signe que oui en riant toujours.
  2897. CLOCHET
  2898. J'ai pensé que c'était plus humain.
  2899. LANDRIEU
  2900. Salaud !
  2901. Deuxième salve, il court à la fenêtre.
  2902. PELLERIN
  2903. Laisse donc, va, jamais deux sans trois.
  2904. LANDRIEU
  2905. Je ne veux pas...
  2906. PELLERIN
  2907. On aurait bonne mine aux yeux du survivant.
  2908. CLOCHET
  2909. Dans un instant, personne ne pensera plus rien de tout ceci. Personne d'autre que nous.
  2910.  Troisième salve. Landrieu tombe assis.
  2911. LANDRIEU
  2912. Ouf !
  2913. Clochet va à la radio el tourne les boutons. Musique.
  2914. RIDEAU
  2915.   GALLIMARD
  2916. 5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07 www.gallimard.fr
  2917. © Éditions Gallimard, 1947. Pour l'édition papier.
  2918. © Éditions Gallimard, 2017. Pour l'édition numérique.
  2919. Couverture : Héléna Bossis et Habib Benglia dans la P... respectueuse de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Julien Bertheau, Théâtre Antoine direction Simone Berriau, 1946. Photo © Lipnitzki-Viollet.
  2920. Le présent ouvrage a bénéficié du soutien du CNL pour sa numérisation.
  2921.  
  2922.  DU MÊME AUTEUR
  2923. Aux Éditions Gallimard
  2924. Romans
  2925. LA NAUSÉE (Folio).
  2926. LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ, I : L'ÂGE DE RAISON (Folio).
  2927. LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ, II : LE SURSIS (Folio).
  2928. LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ, III : LA MORT DANS L'ÂME (Folio). ŒUVRES ROMANESQUES (Bibliothèque de la Pléiade).
  2929. Nouvelles
  2930. LE MUR (Le mur – La chambre – Érostrate – Intimité – L'enfance d'un chef) (Folio).
  2931. Théâtre
  2932. THÉÂTRE, I : Les mouches – Huis clos – Morts sans sépulture – La putain respectueuse. LES MAINS SALES (Folio).
  2933. LE DIABLE ET LE BON DIEU (Folio).
  2934. KEAN, d'après Alexandre Dumas.
  2935. NEKRASSOV (Folio).
  2936. LES SÉQUESTRÉS D'ALTONA (Folio). LES TROYENNES, d'après Euripide.
  2937. Littérature
  2938. SITUATIONS, I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X.
  2939. BAUDELAIRE (Folio Essais).
  2940. CRITIQUES LITTÉRAIRES (Folio Essais).
  2941. QU'EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ? (Folio Essais).
  2942. SAINT GENET, COMÉDIEN ET MARTYR (Les Œuvres complètes de Jean Genet, tome I). LES MOTS (Folio).
  2943. LES ÉCRITS DE SARTRE, de Michel Contat et Michel Rybalka.
  2944. L'IDIOT DE LA FAMILLE, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, I, II, et III (nouvelle édition revue et augmentée). PLAIDOYER POUR LES INTELLECTUELS.
  2945. UN THÉÂTRE DE SITUATIONS (Folio).
  2946. CARNETS DE LA DRÔLE DE GUERRE (septembre 1939-mars 1940).
  2947. LETTRES AU CASTOR et à quelques autres : I. 1926-1939.
  2948. II. 1940-1963.
  2949. MALLARMÉ, La lucidité et sa face d'ombre.
  2950.  ÉCRITS DE JEUNESSE.
  2951. LA REINE ALBEMARLE OU LE DERNIER TOURISTE.
  2952. Philosophie
  2953. L'IMAGINAIRE, Psychologie phénoménologique de l'imagination (Folio Essais). L'ÊTRE ET LE NÉANT, Essai d'ontologie phénoménologique. L'EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME (Folio Essais).
  2954. CAHIERS POUR UNE MORALE.
  2955. CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE (précédé de QUESTIONS DE MÉTHODE). I : Théorie des ensembles pratiques. CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE, II : L'intelligibilité de l'Histoire.
  2956. QUESTIONS DE MÉTHODE (collection « Tel »).
  2957. VÉRITÉ ET EXISTENCE.
  2958. SITUATIONS PHILOSOPHIQUES (collection « Tel »).
  2959. Essais politiques
  2960. RÉFLEXIONS SUR LA QUESTION JUIVE.
  2961. ENTRETIENS SUR LA POLITIQUE, avec David Rousset et Gérard Rosenthal. L'AFFAIRE HENRI MARTIN, textes commentés par Jean-Paul Sartre.
  2962. ON A RAISON DE SE RÉVOLTER, avec Philippe Gavi et Pierre Victor.
  2963. Scénarios
  2964. L'ENGRENAGE (Folio).
  2965. LE SCÉNARIO FREUD.
  2966. SARTRE, un film réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat. LES JEUX SONT FAITS (Folio).
  2967. Entretiens
  2968. Entretiens avec Simone de Beauvoir, in LA CÉRÉMONIE DES ADIEUX de Simone de Beauvoir.
  2969. Iconographie
  2970. SARTRE. IMAGES D'UNE VIE, album préparé par L. Sendyk-Siegel, commentaire de Simone de Beauvoir. ALBUM SARTRE. Iconographie choisie et commentée par Annie Cohen-Solal.
  2971.  Jean-Paul Sartre
  2972. La P... respectueuse suivi de Morts sans sépulture
  2973. Qu'est-ce que tu m'as fait ? Tu colles à moi comme mes dents à mes gencives. Je te vois partout, je vois ton ventre, ton sale ventre de chienne, je sens ta chaleur dans mes mains, j'ai ton odeur dans les narines. J'ai couru jusqu'ici, je ne savais pas si c'était pour te tuer ou pour te prendre de force. Maintenant, je sais. (Il la lâche brusquement.) Je ne peux pourtant pas me damner pour une putain.
  2974. Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, est l'auteur de romans : La Nausée, L'Age de raison, Le Sursis, La Mort dans l'âme ; de nouvelles : Le Mur ; d'essais philosophiques : L'Etre et le néant, L'Idiot de la famille ; de théâtre : Les Mouches, Huis clos, Les Mains sales, Le Diable et le bon Dieu, Les Séquestrés d'Altona.
  2975.  Cette édition électronique du livre La P... respectueuse suivi de Morts sans sépulture de Jean-Paul Sartre a été réalisée le 20 décembre 2017 par les Éditions Gallimard.
  2976. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070368686 - Numéro d'édition : 325158). Code Sodis : N92633 - ISBN : 9782072756207 - Numéro d'édition : 325496
  2977. Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.
  2978.  

Où j'en suis dans mon devoir

Une question sur ce texte

1

 Rédiger la dernière scène clôturant la pièce sous forme d’une pièce de théâtre avec dialogues et didascalies pour préciser l’action.

La rédaction se fera de manière numérique dans un fichier Word et me sera envoyé par mail via Mon Bureau Numérique.
La mise en page sera semblable à celle d’une pièce de théâtre : Le nom du personnage qui s’exprime estcentré, son texte en dessous, et des didascalies pour préciser le ton du personnage si nécessaire 

 




2 commentaires pour ce devoir


Entrechat#5522
Entrechat#5522
Posté le 14 avr. 2020

Tu as copié deux pièces. Laquelle dois-tu étudier ?

As-tu une idée de ce que tu peux écrire ?

kedisona30
kedisona30
Posté le 14 avr. 2020

Deux pièces je doit étudié et il faut rédiger le dernier scène mais maintenant j'ai aucune idée 


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